Talk à la paroisse étudiante de Louvain-la-Neuve

Dans la{joomplu:371} société actuelle, qui dit sexualité dit perspective de plaisir. L’apport chrétien à l’humanité sur ce thème déplace la question vers un trésor plus profond : la sexualité est faite pour la communion des personnes, elle est au service de l’amour. Donc elle n’est pas un simple pouvoir du corps, une capacité à se donner du plaisir à l’autre et à soi-même, ce qui est une vision très réductrice et inhumaine1. Le plaisir que nous devons rechercher est plus grand. Il ne méprise pas la jouissance sexuelle, il ne la considère pas comme mauvaise, mais il l’absorbe dans une quête plus vaste: l’union des personnes, deux êtres infinis qui communient l’un à l’autre. L’Église n’est pas ennemie du plaisir. Mais elle avertit que le plaisir centré sur lui-même, l’amour vu d’abord comme perspective de plaisir, c’est une impasse, une pratique qui appauvrit et qui blesse.

Le corps et la sexualité sont un don de Dieu. En créant l’homme corps et esprit, Dieu imagine un projet fou : lui faire vivre l’amour aussi dans son corps. L’amour, qui est l’expérience la plus spirituelle, l’expérience que Dieu fait en lui-même et qui résume son être — Dieu est amour —, cet amour devrait aussi pouvoir se vivre dans le corps, à partir des possibilités du corps physique. Et Dieu invente la sexualité humaine, bien différente de la sexualité animale même si elle partage avec elle des matériaux de base (organe génitaux, pulsions, etc.)

Jean-Paul II a longtemps médité sur cela car quand il était vicaire et professeur d’université il a accompagné de près des couples et s’est passionné pour l’amour humain. Il en a concocté une «théologie du corps» qui est un trésor pour les femmes et les hommes d’aujourd’hui. En cherchant l’intention de Dieu sur l’humanité il va lire Gn 2, récit mythique non au sens de fabuleux mais au sens de révélation dans un langage non conceptuel d’une réalité profonde du monde et de l’homme2. Et il nous montre d’abord que l’homme est seul bien qu’il soit au milieu des animaux qui ont un corps comme lui. C’est que son corps est fait pour autre chose. Et il s’épanouit enfin quand il rencontre le corps de la femme «os de ses os et chair de sa chair» (Gn 2,23). Et la conséquence immédiate de cette rencontre c’est que «l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair» (Gn 2,24). C’est la vocation du corps, du corps sexué, à la communion des personnes : une seule chair, un seul être. Jésus reprend ce passage quand on vient le questionner sur le mariage. C’est pourquoi cela reste valable de se référer à cela même après les feuilles de vigne ou de figuier (Gn 3,7)3.

Car il y a eu les feuilles de vigne : le diable n’a pas supporté le projet de Dieu pour l’homme, et par jalousie il s’est ingénié à essayer de tout casser. Le péché originel n’est pas sexuel, et il a un impact sur toute la situation de l’homme dans le cosmos, mais il a des conséquences terribles sur la vie sexuelle de l’homme et de la femme. Au départ, l’homme et la femme «étaient nus, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre» (Gn 2,25). Cette courte description dans la Bible renvoie à la valeur qu’avait le corps aux yeux de l’homme et de la femme, dans le cadre d’un amour qui est don de soi, où l’attrait se garde de virer à la convoitise. Pouvoir être nu l’un devant l’autre sans honte révèle le sens profond de l’homme et de la femme : ils éprouvent intimement qu’ils sont un don l’un pour l’autre4. Mais après le péché ils expérimentent que leur nudité est pénible : ils ne sont plus don l’un pour l’autre, mais proie l’un pour l’autre. Chacun sent qu’il aura à se défendre de l’autre pour ne pas être pris comme objet, objet de plaisir. Le plaisir du sexe, qui était un plaisir de communion des personnes, devient un plaisir que j’éprouve par le moyen de l’autre, où l’autre est l’occasion de mon plaisir et non plus le sujet de mon plaisir.

Il faut approfondir cette transformation problématique, pour imaginer le moyen de vivre pleinement la sexualité dans tout ce que Dieu y avait mis de beau. On peut découvrir ce qu’est l’anti-sexualité dans les pratiques de la masturbation, de la pornographie ou de la prostitution. Dans tous ces cas j’éprouve un plaisir sexuel par le moyen de mon propre corps ou du corps de l’autre sans qu’il y ait de rencontre de la personne. Ces pratiques viennent polluer ma capacité de relation. C’est si fréquent de voir des petits amis pratiquer une sexualité qui n’est plus qu’un divertissement de l’un par l’autre, une exploration des possibilités de jouissance du corps, dont on essaie de ne pas se lasser en recherchant les positions les plus originales, jusqu’à ce qu’un grand sentiment de vide s’empare de la vie sexuelle. Au point que le sexe se trouve disjoint de l’amour et qu’on se met à penser qu’il y a les amis avec qui on a du sexe et d’autre avec qui on cherche l’amitié mais que tout ça ne va pas très bien ensemble.

Qu’est-ce qui se passe? La recherche du plaisir que Dieu avait mis en nous comme moteur de la rencontre et du don de soi subit un terrible court-circuit qui me ramène à moi-même. Or je ne suis pas fait pour ce court-circuit, et la preuve en est l’insatisfaction, la tristesse, la lassitude qui s’empare de celui qui pratique ces formes d’anti-sexualité. La société actuelle imagine que la parade réside dans le toujours plus, et on voit fleurir toutes sortes de pratiques échangistes, sado-maso, bisexuelles, etc. qui montrent qu’on tourne en rond, qu’on ne trouve que du vide alors qu’on cherche ce qui nourrit vraiment tout l’être.

Que faire alors? S’arrêter! Et regarder sa propre dignité et celle de l’autre, sa valeur infinie de personne humaine, créée corps et âme à l’image de Dieu. Dieu n’a pas de corps, mais notre corps est créé à son image car il est fait pour vivre l’amour, le véritable amour, l’amour comme don total de soi à l’être aimé, don total et réciproque. Le propre de la personne n’est pas d’éprouver tel ou tel plaisir passager, mais d’éprouver l’intense jouissance de se donner soi-même totalement. C’est ce que fait Dieu, entre le Père et le Fils. C’est la capacité divine que Dieu a mise en nous.

Du coup on comprend que la vraie vie sexuelle se passe dans le mariage : il n’y a que dans le mariage que l’homme et la femme se sont donnés totalement l’un à l’autre : ils se sont donné totalement car ils se sont donnés pour la vie. Quand les personnes font l’amour, elles se donnent toutes entières, corps et âme. Ce don n’est possible que quand le contexte où on vit correspond à ce don. Si on n’est pas pleinement engagé l’un envers l’autre, si on se garde la possibilité de reprendre ses billes pour aller faire sa vie avec quelqu’un d’autre, alors le don total que l’on vit en faisant l’amour devient un mensonge5, et un jour on s’en rend compte et on constate qu’on s’est blessé, fait du mal. Le véritable don de soi s’accomplit dans le mariage. Et il s’accomplit en accueillant aussi la fécondité liée à l’exercice de la sexualité. Car quand on se donne totalement on découvre que l’on est fécond comme Dieu, qu’on a le pouvoir de donner la vie. Pas seulement une vie animale, mais la vie d’un nouvel être spirituel, à l’image de Dieu. La fécondité n’est pas un inconvénient mais un don qui éclaire nos pratiques. C’est pourquoi l’Église ne trouve rien de bon aux méthodes contraceptives; pas parce qu’elles ne sont pas naturelles, mais parce qu’elles amputent le don que les personnes se font l’une de l’autre et qu’elles y introduisent un nouveau mensonge : je veux m’unir à tout ce que tu es… sauf cette foutue fécondité que je te demande d’écarter : fais tarir en toi les sources de la vie pour que je puisse te rencontrer! Il ne se passe pas la même chose dans la régulation naturelle des naissances, car là on accueille l’autre avec cette source de la vie en lui, et on s’abstient du don total quand il ne pourrait pas être total.

Progresser à partir de sa situation actuelle. Tous ont à convertir leur désir. Ici je vais parler comme représentant de la moitié masculine de l’humanité, puisque c’est l’expérience que j’en ai. Les filles voudront bien transposer… En même temps cela les intéresse pour savoir comment elles sont considérées, et aussi parce que la société actuelle tend à masculiniser le désir de la femme, à pousser les femmes à désirer comme un homme — rêve de bien des hommes d’ailleurs!

Quand l’homme regarde une femme il est d’abord touché par les valeurs sexuelles de son corps. Il pourrait même penser qu’aimer c’est être attiré. Or ce désir premier fait rapidement de l’autre un objet, un objet qu’on décore pour le rendre encore plus attirant : regardez comment la mode actuelle met en évidence les valeurs sexuelles du corps, et comment fleurissent les love-store qui vendent de la décoration pour renforcer les éléments corporels sexuellement excitants.

Pour aimer, le défi va être de faire décoller l’attrait pour les valeurs sexuelles du corps vers un attrait pour les valeurs de la personne6. La force du désir ne soit pas être écartée, mais poussée plus loin, plus haut, pour chercher à saisir l’être profond de la personne, pour tendre vers lui, vouloir s’unir à lui. Le désir de saisir le corps doit devenir un désir de saisir la personne et son mystère infini. Et c’est seulement comme ça qu’on ne se lassera pas, qu’on ira vers des expériences toujours plus intimes et profondes. Car notre cœur est fait pour l’infini et notre corps peut le lui offrir s’il est vu comme temple de la personne et pas seulement comme corps animal capable de jouir et de faire jouir.

Ça demande du courage, le courage d’être chaste7. Ça demande de progresser dans la maîtrise de soi. Dans un contexte culturel très difficile, pas porteur du tout, c’est une vraie lutte pour promouvoir la grandeur de l’humain. C’est dans ce cadre qu’intervient la chasteté, qui n’est rien d’autre que la promotion des valeurs de la personne au-dessus des valeurs sexuelles de la personne. Ceci parce qu’on ne veut pas que l’attitude de jouissance vienne détourner les énergies de l’amour. La chasteté est un oui à l’amour, elle est d’abord un oui dont ensuite résultent des non, non à tout ce qui menace l’amour véritable8. La chasteté se vit différemment selon qu’on est célibataire (continence), engagé avec quelqu’un (amour retenu, qui permet d’explorer l’amour comme don) ou marié (chasteté des époux dans leur attitude l’un envers l’autre). Mais de toute façon elle va chercher à canaliser toutes les pulsions sexuelles vers une quête authentiquement humaine: la quête de la personne.

La chasteté passe notamment par une éducation du regard. C’est normal d’être touché par les valeurs sexuelles d’une personne, et c’est même bon9. Mais il faut s’efforcer de ne pas entrer dans la convoitise, où on arrive lorsque le regard se porte à répétition sur tel ou tel élément de la personne. Se rincer l’œil n’aide pas à vivre dans la chasteté. La masturbation doit prendre de moins en moins de place dans la vie car elle oriente d’office notre désir vers le corps et non vers la personne. Elle prépare très mal à l’union sexuelle. Mais elle est difficile à combattre car elle s’enracine dans des pulsions profondes, connectées à l’angoisse et à la gestion du manque. De toute façon, essayer de la différer de plus en plus fait grandir. Plus généralement, il faut être attentif dans la conduite des pensées intimes, des fantasmes, etc. Sont-ils une recherche de la personne, de son mystère, de ce qu’elle est devant Dieu et pas à mon service? Si vous êtes obsédé par quelqu’un, que vous «l’avez dans la peau», cherchez à contempler toute la personne, tout ce qu’elle est, sa vocation sans vous, etc. Un cœur qui progresse dans la pureté — pureté du regard, des intentions, etc. — devient plus joyeux et plus libre pour aimer.

Ne pas hésiter à employer les grands moyens spirituels. La prière, car c’est Dieu qui nous rend chaste. Le jeûne, qui nous aide à prendre distance par rapport à l’exigence intérieure d’être satisfait. Dans toutes les grandes religions on jeûne. Au milieu d’une société tyrannique quand à l’exigence de satisfaire immédiatement ses désirs, serions-nous les seuls spirituels à ne pas jeûner?

Encore deux mots, sur la valeur du célibat consacré. Étant donné toutes ces belles perspectives, celui qui s’y engage perd-il quelque chose? D’un côté oui, car l’amour humain est une grande richesse. De l’autre non, car le célibat consacré est une autre façon d’accomplir la vocation de la personne : se donner tout entière. Pour être un consacré, il faut être prêt à se donner tout entier dans le mariage.

Et sur la situation des personnes qui ont une attirance pour les personnes de même sexe. Cette attirance peut conduire à de belles amitiés très profondes, comme on en voit dans l’histoire de l’Église. La difficulté commence lorsque les personnes imaginent qu’elles vont pouvoir traduire leur attrait dans un amour physique. Les corps ont bien la capacité de jouir mutuellement, mais pas de s’unir. On cherche alors une union des personnes dans des corps qui ne peuvent que se satisfaire mutuellement sans traduire cette union. Il y a là une impasse, un inaccomplissement, qui est souvent douloureux et pousse à ne pas se satisfaire d’un seul partenaire. S’y ajoute la stérilité des pratiques sexuelles homosexuelles. Se découvrir attiré par des personnes de même sexe sera toujours une épreuve, qui n’est pas due à l’homophobie mais aux limites constitutives des relations homosexuelles. Mais des personnes homosexuelles chrétiennes cherchent à progresser avec leurs faiblesses, et parfois elles le font au long de plusieurs étapes, qui les font passer par une liaison stable, vers une liaison chaste10.

Quelques livres intéressants :

Benedict Groeschel, Le courage d’être chaste, éd. des Béatidudes, 2004

Daniel-Ange, Ton corps fait pour l’amour, éd. du Jubilé, 1988

Karol Wojtyla, Amour et responsabilité, Parole et silence, 2014.

Karol Wojtyla, La boutique de l’orfèvre, Cerf, 2000 — DVD aux éd. de l’Emmanuel

Karol Wojtyla, Rayonnement de la paternité, Cerf, 2014

Jean-Paul II, Homme et femme il les créa — Une spiritualité du corps, Paris : Cerf, 2004

Yves Semen, La sexualité selon Jean-Paul II — Nouvelle édition revue et augmentée, Presses de la Renaissance, 

Christopher West, La théologie du corps pour les débutants, éd. de l’Emmanuel, 2014

Olivier Florant, Ne gâchez pas votre plaisir, il est sacré, Presses de la Renaissance, 2006

Guy Bedouelle, Jean-Louis Bruguès, Philippe Becquart, L’Église et la sexualité — repères historiques et regards actuels, Cerf, 2006

Philippe Ariño, L’homosexualité en vérité, éd. Frédéric Aimard, 2012

Carl Anderson, José Granados, La beauté de l’amour et la splendeur du corps: à l’école de Jean-Paul II, éd. de l’Emmanuel, 2014

 


 

1Benoît XVI évoquait dans une interview «une banalisation du sexe» et «le danger que beaucoup de gens considèrent le sexe non plus comme une expression de leur amour, mais comme une sorte de drogue, qu’ils se fournissent eux-mêmes» (Benoît XVI, Lumière du monde, Bayard, 2011, p.160).

2«une façon archaïque d’exprimer un contenu plus profond» (Jean-Paul II, Homme et femme il les créa — Une spiritualité du corps, Paris : Cerf, 2004, p. 46; voir les notes de l’audience du 19 septembre 1979 pour une description précise de comment le XXe siècle est sorti du rationalisme du siècle précédent grâce aux travaux de C.G. Jung, M. Éliade, P. Tillich, H. Schlier, P. Ricœur).

3«L’éthos chrétien est caractérisé par une telle transformation de la conscience et par de telles attitudes de la personne humaine, tant de l’homme que de la femme, qu’elles manifestent et réalisent la valeur du corps et du sexe, mis, selon le dessein originel du Créateur, au service de la “communion des personnes” qui est le substrat le plus profond de l’éthique et de la culture humaines.» (Jean-Paul II, Homme et femme il les créa, p.249).

4p.178 et p.103.

5«La donation physique totale serait un mensonge si elle n’était pas le signe et le fruit d’une donation personnelle totale, dans laquelle toute la personne, jusqu’en sa dimension temporelle, est présente. Si on se réserve quoi que ce soit, ou la possibilité d’en décider autrement pour l’avenir, cela cesse déjà d’être un don total.» (Jean-Paul II, exhortation post-synodale Familiaris consortio, № 11)

6Il faut que «la réaction sensuelle et affective à l’être humain de sexe opposé soit rehaussée au niveau de la personne.» (Karol Wojtyla, p. 112)

7Benedict Groeschel, Le courage d’être chaste, éd. Béatitudes, 2004.

8Karol Wojtyla, Amour et responsabilité, Paris : Stock, 1978, p.108. Réédité chez Parole et Silence, 2014.

9Jean-Paul II met en garde contre une vision manichéenne du corps et de la sexualité, qui porte à croire que le corps et ses attraits sont d’emblée suspects. Voir p.247 ss par exemple.

10Lire par exemple Philippe Ariño sur le sujet.