Chapitre 3
Les sources de la moralité

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Le « Cours d’éthique générale » de Christophe Cossement est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

Nous avons déjà vu que la moralité des actes humains — c’est-à-dire leur qualité en tant qu’acte humain bon ou mauvais — se mesure par l’ordination de l’acte à la vraie fin de l’homme, celui-ci étant créé pour aimer Dieu et son prochain et se destiner à la béatitude, au bonheur éternel.

Comment évaluer cette ordination pour un acte concret ? Lorsque nous prenons n’importe quel interdit particulier, par exemple l’interdit de tuer, nous voyons qu’il a des applications assez différentes selon que nous nous trouvons devant un assassinat, un acte de légitime défense, un acte d’euthanasie, l’administration d’un calmant qui s’avère empoisonner le corps, le projet de débrancher un respirateur, une situation de guerre ou de combat d’un tyran, etc. Sur quels critères distinguer ces versions d’actes entraînant la mort ? Nous ne pouvons pas nous contenter de dire que cela dépend des circonstances, car comment la vie humaine sera-t-elle suffisamment protégée contre les intérêts qui la menacent si nous ne pouvons pas nous appuyer sur un discernement plus solide que celui qui est grevé d’exceptions toujours nouvelles au gré de l’évolution technologique ou de celle des mentalités ? Ainsi, bien que dans l’antiquité il était facile d’envisager mettre à mort un esclave, cela a été jugé immoral dans le monde chrétien. Cette restriction était-elle un effet de mode passager ? Pourrait-on ajouter de nouvelles circonstances autorisant à nouveau des actes semblables ? Par cette simple question nous voyons combien il serait dangereux de s’engager tout simplement dans la voie d’une morale de situation.

Pourrions-nous trouver du côté de l’intention du sujet de quoi établir la bonté de son action ? L’adage selon lequel «l’enfer est pavé de bonnes intentions» nous met déjà en garde. La bonne intention ne suffit pas à faire un acte bon ; dit autrement, la fin ne peut pas justifier les moyens. Pourtant l’intention est un élément important de la bonté de l’acte, car si elle est mauvaise elle pourrit même l’acte qui avait commencé par être bon, comme dans le cas de celui qui rend service pour être admiré.

Si nous voulons éviter une morale de situation, si nous sommes d’accord que la bonne intention ne suffit pas, où allons-nous trouver des critères sûrs de discernement ? Il s’agit de poursuivre plus finement l’analyse de l’acte humain. La réflexion chrétienne l’a décomposé en :
1) objet choisi ;
2) fin visée ou intention ;
3) circonstances de l’action.
L’objet choisi, l’intention et les circonstances forment les «sources», ou éléments constitutifs, de la moralité des actes humains. L’acte moralement bon suppose à la fois la bonté de l’objet choisi, de l’intention et des circonstances1. Mais entre ces éléments il y a comme une hiérarchie dans l’indication de la moralité. L’objet de l’acte, par son lien étroit avec la volonté, aura une importance déterminante.

3.1 L’acte en ce qu’il est choisi : l’objet de l’acte

3.1.1 Ce que la volonté fait sienne dans un acte

L’objet de l’acte est ce que la volonté choisit, pour le faire. C’est l’acte en tant que «choisi»2. On peut aussi dire que c’est «la matière d’un acte humain »3. C’est par exemple : lorsque je recueille un sans-abri, j’étudie un examen, je mens à un confrère, je me promène sur la plage, j’écris à un ami, je commets un adultère, etc.

En parlant d’objet d’un acte nous affirmons que les actes humains sont quelque chose en eux-mêmes, et pas seulement en fonction des circonstances ou de leur utilité. Nous désignons ainsi ce que les actes portent en eux-mêmes de juste, de vrai, de bon — ou de contraire à la dignité humaine.

3.1.2 Un engagement de la volonté qui précède l’intention générale

En morale nous avons toujours affaire à un acte humain, c’est-à-dire un acte libre, qui a sa source dans la volonté de l’homme. Il ne s’agit donc pas de l’acte tel qui serait fait par un robot, l’acte physique tel qu’on peut le voir de l’extérieur, mais de l’acte tel qu’il naît du cœur de l’homme et tel qu’il est saisi par la volonté. C’est ainsi que l’encyclique de la morale fondamentale — Veritatis splendor — demande, pour le comprendre, de «se situer dans la perspective de la personne qui agit»4. Puisqu’en parlant d’objet de l’acte on parle de l’acte en tant que voulu, il faudra faire entrer dans la description de l’objet non seulement le comportement physique mais aussi le choix fondamental qui est fait lorsqu’on veut ce comportement. Dans l’objet de l’acte entre en compte «ce que je veux».

Cela peut donner l’impression que l’on mélange l’intention et l’acte lui-même, mais en réalité la fin de l’acte dont il est question ici est autre chose que l’intention du sujet : elle n’est pas la raison d’être de l’acte mais ce que le sujet saisit dans son action. Les anciens parlaient à ce sujet de «fin prochaine» et distinguaient ce qui relève de l’intention et ce qui relève de la volonté5, ce qui est le but de l’acte par «accident» — de manière ajoutée — de ce qui est le but de l’acte par soi6. L’intention du sujet, spécialement lorsqu’elle se distingue de la fin prochaine, est souvent appelée par la suite fin éloignée ou intention éloignée.

Prenons quelques exemples. L’objet de l’aumône comprend la fin prochaine de soulager un pauvre. À cela s’ajoute la raison d’être de cet acte — l’intention — qui peut être d’imiter le Christ ou de se faire admirer des personnes présentes. Par contre, donner la même somme d’argent à un ami qui n’est pas dans le besoin change l’objet moral de l’acte, qui n’est plus l’aumône mais un cadeau. Dans un autre cas, chez celui qui vole pour faire l’aumône, ce que le sujet saisit c’est de dérober le bien d’autrui, tandis que son intention est de donner le fruit du vol. Dans l’acte d’euthanasie ce que le sujet saisit dans son action c’est le fait de donner la mort par un poison ; la fin éloignée — soulager la souffrance, pouvoir encore «faire quelque chose» —, même si elle est la raison d’être de l’acte, est autre chose que la fin prochaine7. De même dans le fait de lancer une bombe atomique sur Hiroshima pour hâter la fin de la guerre, l’objet est l’extermination d’un grand nombre de personnes, tandis que l’intention éloignée est d’épargner d’autres vies humaines. Trouverons-nous dans cet examen de l’objet de l’acte un critère de discernement sûr de la qualification morale ?

3.1.3 Un engagement de la volonté qui doit être digne de l’homme

C’est par son objet que l’acte entre dans la catégorie des actes bons ou des actes mauvais, est spécifié moralement. L’objet de l’acte détermine si l’acte choisi peut ou non être ordonné au vrai bien de l’homme8. La volonté commence à se rendre bonne ou mauvaise par l’objet dont elle s’empare pour le faire. Nous avons vu au chapitre précédent que l’homme se fait par ce qu’il choisit. En appliquant sa volonté à un acte il l’intègre à son intériorité spirituelle. Devant un acte qu’il s’apprête à poser tout homme devrait pouvoir s’arrêter et se demander : quel homme, quel sujet est-ce que je deviens en posant volontairement tel acte ? On pourrait avoir l’impression que s’attacher à préciser l’objet est un raffinement inutile. Mais la question est de savoir quel type d’acte je fais entrer dans mon intériorité de sujet. Par exemple, chez le médecin qui procure un avortement ou qui donne l’euthanasie, inévitablement le geste de donner la mort s’installe en lui bien que sa bonne intention tend à le lui masquer pour un moment.

Parce que la définition précise de l’objet de l’acte est importante pour savoir à quel acte on a effectivement affaire, on assiste à beaucoup de redéfinitions des actes humains de la part de ceux qui veulent les faire échapper à la sphère morale et les rendre indifférents. Ainsi l’avortement est devenu depuis longtemps une IVG, tandis que l’invocation des règles du marché tend à masquer la spéculation financière. C’est une des raisons pour laquelle le Conseil pontifical pour la famille a pris il y a quelques années l’initiative d’un Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques9. Par quelques exemples, habituons-nous à cerner l’objet d’un acte.

3.1.4 Quelques exemples

  l’action physique de tuer, d’ôter la vie d’autrui, ne suffit pas à déterminer l’objet ; il y a le cas célèbre de la légitime-défense, où l’action extérieure de tuer ne concerne pas le même objet moral selon que notre propre vie est menacée par celui que l’on tue — et que l’on est donc en train de se défendre —, ou que l’on tue quelqu’un de sang froid10. Choisir des moyens de défense adaptés à l’agression, quitte à ce que cela entraîne la mort, ne détermine pas la volonté de la même façon que vouloir directement des moyens qui tueront l’agresseur.

Quant à l’euthanasie, l’objectif de mettre fin à la souffrance est-il une fin propre à l’acte moral ou lui est-il accidentel ? La compassion ne fait pas mourir, elle n’entre pas dans l’acte à la manière d’une cause, comme le fait la violence engendrée par la colère. La compassion semble étrangère à l’acte lui-même, surajoutée. S’il s’agissait d’administrer des antalgiques à une dose qui risque d’être léthale, on comprendrait que la fin de suspendre la souffrance est la fin propre à l’acte qui entraîne la mort. Mais dans le cas de l’euthanasie, où on administre un poison mortel qui ne fait rien lui-même contre la souffrance, nous nous trouvons devant un acte d’ôter la vie pour lequel l’intention de compassion est «accidentelle» (dans le sens où elle n’appartient pas à la structure de ce dont la volonté s’empare pour le faire). L’intention de soulager la souffrance n’est pas capable d’entrer dans la qualification de l’objet : elle n’est que la conséquence qui survient de la mort donnée. Dit platement, on élimine la souffrance en éliminant le souffrant. Le but par soi de l’acte posé — c’est-à-dire le choix direct de la volonté — reste la mort, tandis que le soulagement est un but subordonné, bien qu’il était premier dans l’intention ; l’objet reste une sorte de meurtre, même si c’est un meurtre fait avec une bonne intention, un meurtre pour soulager, ou pour se soulager en se donnant l’impression de pouvoir faire encore quelque chose pour celui qui souffre…

  le mensonge. D’après saint Augustin, «le mensonge consiste à dire le faux avec l’intention de tromper» (S. Augustin, mend. 4, 5 : PL 40, 491). On retrouve ici une fin inhérente à l’objet : induire en erreur. Raconter une blague n’est pas un mensonge. Certains diraient que le mensonge n’est nuisible qu’en raison de ses conséquences sociales. Mais pour l’évaluer nous sommes invités à considérer aussi la grandeur de l’homme qui est de vivre dans la vérité et de la chercher. Cette grandeur de l’homme, le mensonge vient la blesser chez celui qui le pratique. La malice du mensonge, qui repose sur la finalité intrinsèque qui est l’intention de tromper, sous-entend le cadre d’une relation saine. Cacher la vérité à l’officier SS qui me demande si je cache des juifs chez moi n’est pas un mensonge. Par contre trahir un ami ou une connaissance sous la menace en affirmant quelque chose de faux, c’est bel et bien un mensonge : en collaborant avec celui qui me menace, même contre mon gré, j’inclus dans mon acte son intention de tromper.

  le vol. Voler en cas d’extrême nécessité n’est pas poser le même acte que voler dans d’autres situations. Ce n’est pourtant pas entrer dans une morale de situation que de le prétendre. On a donné plusieurs explications à cela, notamment que le vol supposait une intention de lucre de la part du voleur, absente chez le nécessiteux. Mais le raisonnement de l’Église part d’un autre principe, qui subordonne la propriété privée à la «destination universelle des biens»11. Ainsi la nécessité vitale fait entrer les biens possédés par quelqu’un dans une sorte de régime de communauté12. Voler en cas d’extrême nécessité c’est saisir un bien qui est commun et non s’emparer d’un bien d’autrui.

  l’usage du préservatif. Bien que pour certains théologiens l’usage du préservatif contienne de soi, comme fin immédiate, une visée contraceptive — c’est-à-dire la dissociation volontaire du sens unitif et du sens procréatif de l’acte sexuel — et donc une atteinte à la bonté de la volonté, d’autres penseurs sont d’avis que son usage par un couple marié dont un des conjoints est séropositif — un usage prophylactique plutôt que contraceptif — fait entrer l’acte dans une autre catégorie morale13. À suivre dans le cours d’éthique sexuelle.

  au niveau de l’atteinte à la vie d’autrui, nous pouvons aussi considérer la vie à naître : une intervention chirurgicale qui causerait la mort d’un fœtus par ablation d’un utérus malade ou d’autres soins apportés à la mère n’est pas le même acte que la mise à mort du fœtus dans l’avortement14.

Cela vaut la peine d’évoquer ici l’exemple assez connu du docteur italien Jeanne Beretta Molla, canonisée en 2004, témoin de la joie de l’évangile tout au long de sa vie, qui fut atteinte d’un volumineux fibrome utérin pendant sa quatrième grossesse, tumeur qui mettait irrémédiablement son existence en danger. Opérer simplement le fibrome sans risquer la vie de l’enfant lui faisait courir de grands risques au moment de l’accouchement ; mais les autres solutions auraient eu pour conséquence indirecte de tuer l’enfant. Elle choisit de donner la vie par dessus tout, au risque de donner sa propre vie : «Si vous devez décider entre moi et l’enfant, n’hésitez pas : choisissez, et je l’exige, l’enfant. Sauvez-le !» De fait, elle mourra une semaine après la naissance de la petite Jeanne-Emmanuelle. Parce qu’elle fut canonisée, l’idée se répand que l’Église exige qu’une mère se sacrifie pour l’enfant qu’elle porte en elle, que ce serait immoral pour elle de faire autrement. Ce n’est pas le cas. Bien que Jeanne ait témoigné du plus grand amour, la morale de l’Église n’exige pas l’héroïcité comme norme commune15. L’Église n’obligeait en aucun cas la jeune femme à mourir en couche16.

  Le dilemme du wagon fou reçoit de l’analyse de l’objet de la volonté un éclairage qui permet de comprendre les réactions des personnes interrogées. Ce cas hypothétique imagine un wagon dévalant une pente et menaçant un groupe de 5 ouvriers travaillant sur la voie. Dans le premier cas il y a un aiguillage qui permettrait à une personne d’orienter ce wagon sur une autre voie où il n’y a qu’un seul ouvrier qui travaille. 85% des interrogés estiment qu’il faudrait actionner l’aiguillage. Si par contre on présente un moyen d’arrêter le wagon, qui serait de pousser un gros monsieur du haut d’un pont sur la voie pour que de son corps il fasse obstacle efficace, seuls 12% des sondés estiment légitime de le faire. La morale utilitariste, qui se contente de peser les avantages et les inconvénients, ne peut pas expliquer cette différence de réactions. Selon la morale de l’objet, on voit clairement qu’il ne s’agit pas pour la volonté de s’emparer de deux actions semblables. D’un côté il y a le fait de guider un wagon fou vers un plus petit nombre de personnes ; la mort de l’ouvrier n’est pas l’objet de la volonté. De l’autre il y a le meurtre d’une personne pour arrêter le wagon ; la chute mortelle du gros monsieur est l’objet de la volonté, ce que la personne fait pour éviter le pire, bien que l’intention ultime soit de sauver cinq autres personnes. Il semble que le sujet moral pressent cette différence d’objet et répond en fonction de cela. Une analyse neurologique montre que cette réaction se déclenche à la fois dans la partie rationnelle et dans la partie émotionnelle du cerveau, impliquant un jugement qu’on pourrait appeler de «sagesse». Cela échappe à une rationalité plus instrumentale, qui s’engagera davantage vers l’utilitarisme17.

3.2 Les circonstances de l’acte

Les circonstances, y compris les conséquences, sont les éléments secondaires d’un acte moral. Elles contribuent à aggraver ou à diminuer la bonté ou la malice morale des actes humains (par exemple le montant d’un vol). On retrouve cette notion dans le vocabulaire judiciaire qui parle de circonstances atténuantes ou aggravantes.

Les circonstances peuvent aussi atténuer ou augmenter la responsabilité de l’agent (ainsi agir par crainte de la mort).

Mais les circonstances ne peuvent de soi inverser la qualité morale des actes eux-mêmes ; elles ne peuvent rendre ni bonne, ni juste une action en elle-même mauvaise — c’est-à-dire mauvaise selon son objet.

3.3 l’intention du sujet

L’intention, que nous avons déjà appelée fin éloignée, est ce que vise le sujet comme fin ou but de l’action qu’il entreprend — la raison d’être de l’action. L’intention regarde le terme de l’agir, le bien que le sujet attend de l’action entreprise. On pourrait la prendre pour une fin seconde, ajoutée à la fin première qui est celle dont se saisit la volonté en décidant l’acte, mais c’est souvent elle qui est d’abord présente à l’esprit et motive le reste de l’action.

L’intention du sujet n’est donc pas une simple circonstance parmi les autres, car «elle se tient à la source volontaire de l’action et la détermine par la fin»18. L’intention est un élément essentiel dans la qualification morale de l’action.

On peut avoir plusieurs intentions imbriquées. «Par exemple, un service rendu a pour fin d’aider le prochain, mais peut être inspiré en même temps par l’amour de Dieu comme fin ultime de toutes nos actions»19. Une intention peut ainsi aller jusqu’à concerner toute la vie. Puisque l’intention ne se confond pas avec l’objet de l’acte, une même action peut aussi être inspirée par plusieurs intentions, comme de rendre service pour obtenir une faveur ou pour en tirer vanité.

Une intention bonne (par exemple : aider le prochain) ne rend ni bon ni juste un comportement en lui-même désordonné (comme le mensonge et la médisance). La fin ne justifie pas les moyens. Ainsi ne peut-on pas justifier la condamnation d’un innocent comme un moyen légitime de sauver le peuple. Par contre, une intention mauvaise surajoutée (ainsi la vaine gloire) rend mauvais un acte qui, de soi, peut être bon 20 (comme faire l’aumône pour être vu des hommes ; cf. Mt 6, 2-4).

3.4 L’évaluation de la moralité d’un acte humain

Le catéchisme de l’Église Catholique est à nouveau si clair que je me contenterai de le citer.

a) L’acte moralement bon suppose à la fois la bonté de l’objet, de l’intention et des circonstances.

b) Une fin mauvaise corrompt l’action, rend la volonté mauvaise, même si son objet est bon en soi (comme de prier et de jeûner «pour être vu des hommes»).

c) L’objet du choix peut à lui seul vicier l’ensemble d’un agir. Il y a des comportements concrets [...] qu’il est toujours erroné de choisir, parce que leur choix comporte un désordre de la volonté, c’est-à-dire un mal moral. À ce sujet on peut lire encore :

Il est donc erroné de juger de la moralité des actes humains en ne considérant que l’intention qui les inspire, ou les circonstances (milieu, pression sociale, contrainte ou nécessité d’agir, etc.) qui en sont le cadre. Il y a des actes qui par eux-mêmes et en eux-mêmes, indépendamment des circonstances et des intentions, sont toujours gravement illicites en raison de leur objet ; ainsi le blasphème et le parjure, l’homicide et l’adultère. Il n’est pas permis de faire le mal pour qu’il en résulte un bien 21.

Pour un chrétien, jamais la fin ne justifie les moyens. Il est impossible de justifier une action mauvaise par une bonne intention. Et plus largement, il n’est pas moral de faire un mal pour qu’il en résulte un bien. Un mal reste un mal, l’intention ou les circonstances ne le transformeront pas en bien. Cette remarque nous conduira sur le terrain des «actes intrinsèquement mauvais». Mais avant, pour apprécier ce qui est en jeu, il convient de faire un détour par des théories morales nées dans l’Église au cours des années 60 et 70 et repoussées par l’encyclique Vertatis splendor22.

3.5 Une autre théorie de l’acte humain : le proportionnalisme

La doctrine proportionnaliste part du constat que tout acte porte en lui-même une part de mal «ontique» ou «pré-moral». Ainsi, celui qui coupe du bois pour construire sa maison tue un être vivant, il se fatigue, il use sa hache, il doit renoncer à en faire du bois de chauffage, etc. Ce qui déterminera le mal moral d’une action n’est pas que du du mal «ontique» s’y trouve pris mais plutôt la manière dont la volonté se situe par rapport à ce mal ontique.

Nous avions déjà relevé que l’attachement de la volonté au mal rend mauvais même un acte a priori bon (cf. l’aumône par vaine gloire). Les proportionnalistes pensent aussi que le processus vaut en sens contraire : «l’attachement exclusif de la volonté au bien rend l’acte bon, et ses effets mauvais, accidentels»23. Élément formel de la moralité, la fin à laquelle tend la volonté spécifie ici la totalité de l’acte humain, elle est le facteur décisif et déterminant de sa bonté ou de sa malice24. Si la mauvaise intention vicie toute l’action, en revanche la fin bonne peut faire participer à sa bonté toute l’action, à condition que l’acte extérieur, moyen pour obtenir la fin, soit ordonné à cette fin selon une «proportion» convenable25. La moralité de l’acte extérieur ne peut être évaluée en elle-même. Coupé de la référence à la fin, l’acte extérieur demeure au niveau pré-moral. Le mal qui y surviendrait ne peut être que d’ordre ontique, pas du tout d’ordre moral26. La proportion convenable de l’acte concret à la fin poursuivie s’évalue par la raison, faculté désintéressée qui se soumet généreusement à la vérité qu’elle saisit27. Une fois qu’on aura déterminé que le moyen n’était pas du tout voulu pour lui-même mais uniquement pour la bonne fin visée, il suffit de vérifier que ce que vise la fin au plan particulier n’est pas contredit au niveau universel par les moyens pris28. Si l’acte est proportionné à la valeur qu’il poursuit, le mal commis restera au niveau du mal pré-moral ou physique. La totalité de l’acte participera de la bonté morale de la fin29. Quant à la fin, la question authentiquement importante à son égard est de se demander quelle place elle tient dans la totalité de l’existence humaine30. Nous devenons coupables d’immoralité lorsque nous provoquons ou tolérons plus de mal ontique que nécessaire pour réaliser les objectifs moraux de notre existence humaine31.

Prenons un exemple dramatique, comme savent le faire les spécialistes de la casuistique : nous sommes dans le contexte de la deuxième guerre mondiale. Un homme influent est capturé par l’ennemi et deux gardes armés l’emmènent à leur supérieur qui lui propose le marché suivant : «Vous voyez la jeune fille là-bas ? Si vous acceptez de signer ce papier, il ne lui sera fait aucun mal et à vous non plus. Mais si vous refusez de coopérer, je donnerai ordre à mes hommes de la battre et de la torturer à mort devant vous jusqu’à ce que vous cédiez !» La fausse déclaration qu’on lui demandait d’endosser visait à compromettre l’intégrité d’un personnage important qu’on voulait mettre hors d’état de résister au pouvoir du despote32. Dans la perspective proportionnaliste, la volonté qui se rapporte au bien ontique de sauver la vie de la jeune fille peut rendre moralement bon l’acte de faire une fausse déclaration, malgré le mal ontique du désordre social créé par le mensonge et la persécution contre l’opposant et sa famille. Cette conclusion problématique est à mettre en regard de la spirale du mensonge dans laquelle les régimes totalitaires parviennent à absorber ceux qui s’opposent à eux, les conduisant de mensonges en mensonges de plus en plus compromettants, leur enlevant toute possibilité de résister. On pourra lire à ce sujet Soljenitsyne et d’autres dissidents soviétiques, dont le combat nous éclaire lorsque nous nous laissons intimider par la crainte de mettre en péril de grands biens.

Au début, la violence agit à ciel ouvert, et même avec orgueil. Mais, dès qu’elle se renforce, qu’elle est fermement établie, elle sent l’air se raréfier autour d’elle et elle ne peut survivre sans pénétrer dans un brouillard de mensonges, les déguisant sous des paroles doucereuses. Elle ne tranche pas toujours, pas forcément, les gorges ; le plus souvent, elle exige seulement un acte d’allégeance au mensonge, une complicité. (Alexandre Soljenitsyne, «Le Cri. Le discours du prix Nobel» - Article publié dans la revue L’Express, Paris, № 1104, 4-11 septembre 1972, pages 66-73 [discours écrit mais non prononcé]).
Dans la Chine post-totalitaire (sous-entendu : qui n’inspire plus la terreur, comme sous Mao), le système ne dispose pas d’autre ressource que le mensonge pour se maintenir. (Liu Xiaobo, La philosophie du porc, p.139)

Dans le proportionnalisme, malgré l’appel à envisager la totalité de l’existence, l’agir moral ne va pas être jugé par rapport au bien ultime mais par rapport aux biens acquis par la vie. On va juger des conséquences et des effets des biens, de la proportion des effets bons et des effets mauvais33. Entrer dans cette logique de juger de la moralité de l’acte par ses effets et ses conséquences, par la proportion entre les effets bons et les effets mauvais (ne faut-il pas tuer un homme si cela en sauve dix ?) fait perdre de vue qu’il puisse y avoir des actes humains qui ne soient pas moralement neutres, qui aient une valeur en eux-mêmes, qui soient intrinsèquement bons, ou intrinsèquement mauvais. À l’opposé, on appelle moralité ex objecto la moralité qui juge en fonction de l’«objet» d’un vouloir : ce qui est concrètement choisi, est-ce bon ou non ? Est-ce que cela s’accorde ou non à la fin de l’homme ? Contrairement au proportionnalisme, la morale qui réfléchit à partir de l’objet considère qu’il y a des actes qui ne sont pas moralement neutres mais qui mettent par eux-mêmes la dignité humaine en question. Vouloir, à leur sujet, pondérer simplement les circonstances et les conséquences, les effets bons et mauvais, ne peut qu’entraîner à des formes d’utilitarisme.

3.6 Les actes intrinsèquement mauvais

«Il y a des comportements concrets qu’il est toujours erroné de choisir parce que leur choix comporte un désordre de la volonté, c’est-à-dire un mal moral»34. Il s’agit des actes intrinsèquement mauvais, qui sont les actes dont l’objet est mauvais. Aucune circonstance ou intention ne peut changer leur qualification morale. Ces actes menacent la dignité humaine, qui est inaliénable à aucune fin sinon la sauvegarde de cette dignité elle-même. Ce qui ne veut pas dire que les circonstances et l’intention n’entrent pas en ligne de compte : elles peuvent changer la responsabilité du sujet moral et l’imputabilité de l’acte, cela est une constante de la morale catholique.

Ceux qui ont eu le discernement le plus éclairé sur ces actes sont sans doute ceux qui se sont trouvés pris dans l’étau d’un régime totalitaire. Par exemple, en Union soviétique, le dissident Soljenitsyne lance le mouvement «ne pas vivre dans le mensonge». Il sait que le mensonge accepté une fois entraîne l’homme tout entier dans une logique de l’utile où l’homme devient un moyen pour réaliser une finalité politique ou économique. Il sait que la dignité de l’homme s’affirme par une résistance au mal à tout prix. Les dissidents soviétiques ont appris l’existence de «valeurs qui n’acceptent pas de compromis, qui sont assez précieuses pour qu’on se batte pour elles, même au péril de la vie»35, des valeurs qui sont constitutives «de notre qualité de personne et de notre dignité d’homme».

Les actes intrinsèquement mauvais sont ceux qui «par eux-mêmes et en eux-mêmes ne peuvent être ordonnés à Dieu et au bien de la personne»36. Par raccourci on les appelle aussi «mal intrinsèque». Leur malice ne provient pas d’une volonté surajoutée ou d’une qualification extrinsèque (comme cela pourrait être le cas pour ce qui est déclaré illicite ici ou là tandis qu’en d’autres lieux ou époques cela était licite). Ces actes ont une contrariété interne «avec le bien humain, le bien commun des personnes et, par là, le Souverain Bien»37. La volonté ne peut être bonne en choisissant de tels actes.

Dans le cadre du respect dû à la personne humaine, le Concile Vatican II lui-même donne un ample développement au sujet de ces actes et il énumère :
«Tout ce qui s’oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d’homicide, le génocide, l’avortement, l’euthanasie et même le suicide délibéré ;
tout ce qui constitue une violation de l’intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture physique ou morale, les contraintes psychologiques ;
tout ce qui est offense à la dignité de l’homme, comme les conditions de vie sous-humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l’esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes ;
ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable :
toutes ces pratiques et d’autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu’elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s’y livrent plus encore que ceux qui les subissent et insultent gravement l’honneur du Créateur»38.

Dans les exemples ci-dessus on peut déjà remarquer différents degrés de gravité. Il ne faut pas confondre «intrinsèquement mauvais» avec «de la plus haute gravité». C’est ainsi qu’à un autre niveau encore on trouvera parmi les actes intrinsèquement mauvais l’acte de masturbation, parce qu’il n’est pas ordonnable, quelle que soit l’intention, quelles que soient les circonstances, à la fin de la sexualité humaine qui comprend la rencontre interpersonnelle dans l’amour et où la sensualité elle-même doit être progressivement mise au service de l’union de deux personnes dans le don de soi l’un à l’autre. Par sa dimension intrinsèque de recherche de soi, cet acte de masturbation ne peut jamais entrer parmi les biens moraux, il est intrinsèquement mauvais, mais il ne se compare pas en gravité avec les atteintes à la dignité d’autrui — bien que le fonctionnement du sentiment de culpabilité chez l’homme entraîne parfois à imaginer le contraire, nous y reviendrons. Sans que la masturbation soit jamais un bien, sa gravité peut être très amoindrie par les circonstances, spécialement le degré de maturation sexuelle ou la pression de l’environnement.

L’existence d’actes intrinsèquement mauvais nous rappelle qu’on ne peut pas dissocier la fin et les moyens, et croire que d’un moyen mauvais on pourrait obtenir un résultat bon. Je laisse sur ce point la parole à Gandhi :

Votre grande erreur est de croire qu’il n’y a aucun rapport entre la fin et les moyens... comme si vous prétendiez que d’une mauvaise herbe il peut sortir une rose. Les moyens sont comme la graine, et la fin, comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre l’arbre et la semence... On récolte exactement ce que l’on sème 39.

3.7 Peut-on commettre un moindre mal ?

Il arrive que l’on se retrouve devant un véritable dilemme moral. Quoi que l’on fasse, que l’on agisse ou que l’on s’abstienne d’agir, un mal sera commis. C’est le cas de l’exemple p.88 .

Certains sont alors d’avis qu’il faut choisir de faire le moindre mal. Il ne manque pas de prêtres pour affirmer qu’il s’agit là d’un principe de morale catholique. Et pourtant :

En vérité, s’il est parfois licite de tolérer un moindre mal moral afin d’éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n’est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu’il en résulte un bien (cf. Rm 3, 8), c’est-à-dire de prendre comme objet d’un acte positif de la volonté ce qui est intrinsèquement un désordre et par conséquent une chose indigne de la personne humaine, même avec l’intention de sauvegarder ou de promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux 40.

L’Église a toujours reconnu qu’on pouvait permettre un mal pour éviter un plus grand mal. Mais elle considère qu’il y a une grande différence entre permettre un mal et l’approuver, et plus encore le vouloir en lui-même.

Le choix du moindre mal peut dans certains cas ne pas être immoral : «lorsque aucune autre alternative n’est possible et que les maux qui se produisent sont inévitables»41. On peut trouver un exemple dans la réflexion de l’encyclique Evangelium vitae à propos du cas où il ne serait pas possible pour un parlementaire chrétien d’éviter ou d’abroger totalement une loi permettant l’avortement déjà en vigueur ou mise au vote. Il est possible alors que ce parlementaire, «dont l’opposition personnelle absolue à l’avortement serait manifeste et connue de tous» puisse «licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publique»42. Voir aussi saint Alphonse de Liguori, le patron des moralistes, archevêque de Naples au XVIIe siècle :

Quand quelqu’un est contraint à faire tel péché ou bien tel autre et qu’il choisit le moins grave, il ne pèche pas, bien qu’il le choisisse volontairement. En effet, il manque de la liberté nécessaire pour que ce péché puisse lui être imputé 43.

Mais souvent on ne se trouve pas dans ce cas où on est contraint à l’action. L’argument du moindre mal tend alors à justifier le mal moral en le présentant comme un moindre mal parce qu’on cherche à éviter les conséquences pénibles qui suivraient un autre acte, bon, ou l’abstention d’agir. L’acte mauvais deviendrait justifiable car ses conséquences seraient moins pénibles qu’un autre acte qu’on pourrait commettre dans la même situation et qui, lui, serait moralement bon. Dans ce raisonnement, deux catégories de mal sont mises sur le même pied : le mal moral — c’est-à-dire le mal commis par l’homme en vertu de sa liberté, de son intelligence et de sa volonté — et le mal en général — c’est-à-dire toutes sortes de situations pénibles, de perte de biens légitimes, etc.

En prenant la mesure de la grandeur de l’homme, créé à l’image de Dieu, en se rappelant que sa liberté existe pour aimer et qu’intelligence et volonté sont appelées à collaborer pour chercher les chemins de l’amour, on peut se rendre compte que le mal moral — c’est-à-dire la négation de ce chemin, le refus d’utiliser cette liberté dans le sens du don de l’amour — est plus grave que toutes les peines, que toutes les difficultés, que toutes les pertes de notre vie humaine. A contrario, Jésus nous encourage : «cherchez d’abord le Royaume de Dieu et tout cela vous sera donné par surcroît» (Mt 6,33).

Les situations d’urgence ou de grande détresse peuvent diminuer grandement la responsabilité et la culpabilité du sujet, mais commettre librement un «moindre mal» sera toujours commettre un mal. Que le mal soit moindre ne peut rendre la volonté bonne. Au contraire, choisir un mal est toujours contraire à la dignité de l’homme, sujet moral. Mais il faut bien reconnaître qu’en chacun de nous sommeille un proportionnaliste, à qui il faudra constamment rappeler que la grandeur de l’homme est aussi de refuser des actes qui le blessent gravement dans ce qu’il est et en blesse gravement d’autres, même s’il lui faut payer un lourd prix à ce refus.

Pouvoir choisir le moindre mal dans une situation de dilemme nous tentera toujours. Mais avaliser cette option, c’est aussi permettre d’utiliser la torture pour accélérer la conclusion d’une guerre ou obtenir des informations qui sauveront des vies, c’est ouvrir la porte à la répression des travailleurs pour sauvegarder l’économie, c’est accepter de devenir instrument d’un régime politique totalitaire, et tant d’autres choses.

La moralité basée sur ce qu’est l’acte en lui-même est de loin plus exigeante que celle qui réfléchit à partir d’un calcul sur les conséquences et les proportions. Elle conduit sans doute à une vie moins facile, mais aussi plus créative44 et motivante, puisqu’elle tend à souligner la grandeur de l’homme et sa dignité qui dépasse toute évaluation que l’on pourrait faire. En vertu de la dignité infinie de chaque personne humaine aucun raisonnement d’utilité combinant le mal moral avec toutes sortes d’autres maux et privations n’aura de portée juste et défendable.

Enfin, l’attitude de Jésus et des apôtres, peu soucieux des difficultés dans lesquelles pouvaient les mettre leurs choix moraux, nous pousse à relativiser pour nous-mêmes l’évaluation des conséquences pénibles de nos actes. Dans un monde où tout geste est calculé, le chrétien est invité à faire la vérité selon son cœur. Tout en demandant le secours de celui qui a dit :

Vous serez traînés devant des gouverneurs et des rois à cause de moi : il y aura là un témoignage pour eux et pour les païens. Vous serez détestés de tous à cause de mon nom ; mais celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. (Mt 10,18.22)

Quelques pharisiens s’approchèrent de Jésus pour lui dire : «Va-t’en, pars d’ici : Hérode veut te faire mourir.» Il leur répliqua : «Allez dire à ce renard : Aujourd’hui et demain, je chasse les démons et je fais des guérisons ; le troisième jour, je suis au but. Mais il faut que je continue ma route aujourd’hui, demain et le jour suivant, car il n’est pas possible qu’un prophète meure en dehors de Jérusalem. (Lc 13,31-33)

1.CEC, № 1750 et 1760.

2.«L’objet est ce que je veux ou, plus précisément, ce qui est voulu. “Ce que je veux” est ambigu dans notre langage, puisque l’expression signifie à la fois l’objet et l’intention : “je n’ai pas voulu cela” s’entend de l’intention alors même que l’objet voulu est réalisé. Le voulant délibérément, la volonté s’en approprie la dynamique objective et s’identifie au bien, à la valeur qu’elle atteste en tel ou tel acte posé» (Chapelle, Hennaux et Borgonovo, La vie dans l’Esprit, p. 292).

3.CEC, № 1751. C’est moi qui souligne «humain» ; on verra bientôt pourquoi.

4.Jean-Paul II, Veritatis splendor, № 78.

5.Thomas d’Aquin, in duo præcepta caritatis et in decem legis præcepta. De dilectione Dei : Opuscula theologica, II, n. 1168, cité dans ibid., № 78.

6.Le raisonnement de Thomas d’Aquin affirme que les actes humains — ou actes moraux — reçoivent leur espèce de leur fin (Ia-IIæ, Q.1 a.3). En réponse à la troisième objection de cet article, qui soulève qu’un acte peut avoir plusieurs fins selon les acteurs, Thomas répond : «Un seul et même acte, procédant de l’agent à un même moment, ne peut avoir qu’une seule fin prochaine, qui lui donne son espèce ; mais il peut avoir plusieurs fins éloignées, dont l’une est la fin de l’autre. Cependant, il est possible qu’un acte unique, considéré dans son espèce naturelle, soit dirigé vers diverses fins volontaires ; par exemple le fait de tuer un homme, acte unique selon son espèce naturelle, peut avoir pour fin soit le maintien de la justice, soit la satisfaction de la colère. De ce fait on aura des actes moraux spécifiquement distincts, puisque l’un est vertueux et que l’autre est un crime. C’est que le mouvement ne reçoit pas son espèce de ce qui n’est son terme que par accident, mais de ce qui est son terme par soi. Or les fins morales sont accidentelles aux choses naturelles, et en retour les fins de la nature sont accidentelles à la moralité. Rien ne s’oppose donc à ce que les actes identiques en nature revêtent des espèces morales diverses, et réciproquement. »
La qualification de la peine de mort comme acte vertueux nous étonnera. De nos jours on ne considère plus que la fin de maintenir la justice peut être vissée à l’acte d’oter la vie au point d’en changer l’objet moral ; on estimera plutôt que cette fin est accidentelle, sauf «si celle-ci est l’unique moyen praticable pour protéger efficacement de l’injuste agresseur la vie d’êtres humains» (CEC, № 2267).

7.Ce point peut paraître peu clair au départ. Le caractère éloigné de l’acte que revêt l’intention de soulager la souffrance peut être observé par le fait suivant : si on donne une dose trop faible de poison le malade ne sera pas du tout soulagé de sa souffrance mais entrera vraisemblablement dans des souffrances plus grandes. Tandis que si on donne trop peu à un pauvre, il est néanmoins soulagé, même si ce n’est pas dans la mesure qu’il espérait. L’intention de soulager la souffrance est la raison d’être de l’acte d’euthanasie mais elle reste extérieur à ce qu’est cet acte en lui-même ; en définitive cet acte s’apparente davantage au meurtre qu’au traitement curatif.

8.«L’objet choisi spécifie moralement l’acte du vouloir, selon que la raison le reconnaît et le juge conforme ou non au bien véritable» (CEC, № 1751).

9.Conseil pontifical pour la famille, Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, Téqui, 2005.

10.Pour rendre compte de cette distinction on a notamment mis au point la théorie de «l’acte à double effet», ou intervient aussi la notion d’intention vue comme fin prochaine, partie prenante de l’objet de l’acte. La légitime-défense est souvent intégrée à cette perspective. Saint Thomas en a fait la théorie de la façon suivante : «Rien n’empêche qu’un même acte ait deux effets, dont l’un seulement est voulu, tandis que l’autre ne l’est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention, et demeure accidentel à l’acte. Ainsi, l’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la conservation de sa vie, l’autre la mort de l’agresseur. Une telle action sera donc licite si l’on ne vise qu’à protéger sa vie, puisqu’il est naturel à un être de se maintenir dans l’existence autant qu’il le peut […]. Et il n’est pas nécessaire au salut que l’on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l’autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu’à celle d’autrui» (Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa-IIæ, Qu.64 a.7). Cette théorie des actes à double effet ne concerne que les actes qui ne sont pas mauvais en eux-mêmes, comme ici «se défendre». Pour être complet il y a encore trois autres conditions qui doivent être remplies : l’effet indirect mauvais, même s’il est prévu, ne doit pas être voulu ; l’effet indirect mauvais ne doit pas être utilisé comme moyen d’obtenir l’effet bon ; il ne doit exister aucun autre acte permettant d’atteindre cet effet bon recherché, c’est-à-dire qu’on ne peut pas faire autrement. La proportion dont Thomas parle ici a pour but de vérifier que l’acte voulu est toujours bien l’acte qui n’est pas mauvais en lui-même.

11.Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, № 69.

12.Saint Basile de Césarée (329-379) affirme qu’à «l’affamé appartient le pain que tu mets en réserve ; à l’homme nu, le manteau que tu gardes dans tes coffres ; au va nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi ; au besogneux, l’argent que tu conserves enfoui. Ainsi tu commets autant d’injustices qu’il y a de gens à qui tu pourrais donner». (Patrologie grecque XXXI, homélie 6) Saint Ambroise confirme cette orientation : «ce n’est pas de ton bien que tu fais largesse au pauvre ; tu lui rends ce qui lui appartient, car ce qui est donné en commun pour l’usage de tous, voilà que tu te l’arroges. La terre est à tout le monde et pas seulement aux riches. La nature a donné naissance aux droits communs, l’usurpation a fait le droit privé. Le Seigneur notre Dieu a voulu que cette terre fut la possession commune de tous les hommes et qu’elle procurât à tous des fruits ; c’est l’avarice qui a réparti les droits de possession». Voir aussi Saint Thomas, Somme théologique, IIa, IIae, q.66, a.2 et a.7

13.Voir par exemple certaines positions qui vont dans le sens de Martin Rhonheimer, prêtre de l’Opus Dei, dans The Tablet, 10 juillet 2004 : «Les préservatifs ne peuvent pas être intrinsèquement mauvais, seuls le peuvent les actes humains ; les préservatifs ne sont pas des actes humains mais des choses… Un acte contraceptif inclut un choix contraceptif…, le choix d’un acte qui empêche une union sexuelle librement consentie pour laquelle on prévoit des conséquences procréatives, d’avoir ces conséquences et qui est un choix fait uniquement pour cette raison… La définition d’un acte contraceptif ne s’applique donc pas au fait d’utiliser des contraceptifs pour empêcher les conséquences procréatives possibles d’un viol pressenti ; dans ce cas la personne violée ne choisit pas de s’engager dans un rapport sexuel… mais se défend simplement elle-même d’une agression sur son propre corps et de ses conséquences indésirables… L’enseignement de l’Église ne parle pas de préservatifs ou de dispositifs physiques ou chimiques semblables, mais il parle d’amour conjugal et de la signification essentiellement conjugale de la sexualité humaine… Ce n’est pas tout acte dans lequel est utilisé un dispositif qui d’un point de vue purement physique est contraceptif qui est d’un point de vue moral un acte entrant dans la norme enseignée par Humanae vitae. De même, un homme marié infecté par le virus du SIDA qui utilise un préservatif pour protéger son épouse de l’infection n’agit pas pour rendre la procréation impossible mais pour prévenir l’infection.» (http://217.8.242.153/article/2284). Une note de la Congrégation pour la doctrine de la foi du 21 décembre 2010 a confirmé ce point de vue au sujet de l’interprétation de Humanae vitae.

14.Au sujet de l’avortement dans les cas où la santé de la mère est en jeu, on peut lire également la Charte des personnels de la santé, publiée en 1995 par le Conseil pontifical pour la pastorale des services de santé, aux § 142 et 141 : «Quand l’avortement s’ensuit, comme conséquence prévue, mais non convenue et non voulue, simplement tolérée, d’un acte thérapeutique inévitable pour la santé de la mère, celui-ci est moralement légitime. [...] Il est vrai qu’en certains cas, en refusant l’avortement, on porte préjudice à des biens importants qu’il est normal de vouloir sauvegarder. Pour autant, ce fait ne peut octroyer objectivement le droit de disposer de la vie d’autrui, même en sa phase initiale.» Le cas de la grossesse extra-utérine est un cas particulièrement épineux, car on y remédie généralement non par l’ablation de l’utérus mais par le retrait du fœtus qui cause directement sa mort. Pour certains il s’agirait d’un avortement, d’une mise à mort directe du fœtus. Une solution classique serait de chercher à entrer dans la catégorie de l’acte à double effet, par l’ablation de l’utérus. Est-ce cela que le texte cité ci-dessus vise en parlant de «biens importants qu’il est normal de vouloir sauvegarder» auxquels on porte préjudice ? Mais ne pourrait-on pas poursuivre la réflexion, puisque le fœtus se développe dans un endroit où il ne peut de toute façon pas vivre ? En enlevant le fœtus de cet endroit fatal, l’objet de l’acte est-il la mise à mort directe du fœtus ? Ne s’agit-il pas plutôt, même si la mort s’ensuivra aussitôt, de retirer le fœtus de là où il ne peut de toute façon pas se développer ? Est-ce encore s’octroyer le droit de disposer de la vie d’autrui ? Il ne me semble pas. Le proportionnalisme a envisagé autrement la question, en sortant de la morale «objective», nous le verrons plus loin. Pour autant, il n’est pas indiqué de s’engager dans cette voie.

15.Dans un autre cas, celui des souffrances en fin de vie, Pie XII dira en 1957 «il ne serait pas conforme à la prudence de vouloir faire d’une attitude héroïque une règle générale» (Discours du 24 fév. 1957).

16.«Dans la morale de l’Église, depuis toujours, on parle des avortements indirects lorsque la vie de la mère est en question, lorsqu’elle est atteinte d’une maladie grave, et que la naissance peut avoir comme conséquences d’empêcher les soins. Ce que l’on cherche dans ce cas, c’est préserver la santé de la mère. L’Église a depuis toujours accepté ce cas-là, où la mort du fœtus n’est pas voulue mais est la conséquence de soins prodigués à la mère.» (P. Frederico Lombardi, directeur de la Salle de presse du Saint-Siège, déclaration du 21 mars 2009).

17.Voir la discussion des conclusions de Joshua Greene par Bernard Baertschi, «Neurosciences et éthique : que nous apprend le dilemme du wagon fou ?», dans : Igitur — Arguments philosophiques, 3, № 3 (2011), p. 1–17.

18.CEC, № 1752.

19.Ibid., № 1752.

20.Ibid., № 1753.

21.Ibid., № 1755 et 1756.

22.Le titre d’une encyclique reprend toujours les premiers mots du texte, ici : «la splendeur de la vérité se reflète dans toutes les œuvres du Créateur et, d’une manière particulière, dans l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu...»

23.Normand Lamoureux, «Le proportionnalisme, systématisation heureuse de l’éthique ?», Faculté de philosophie de Laval, février 2001, url : normandlamoureux.com.

24.Louis Janssens, «Ontic Evil and Moral Evil», dans : Louvain Studies, 4 (1972), p. 115–156, p. 123-124.

25.Ibid., p. 124, 127-128 et 140. P. 128 on lit : «From this results the fact that the exterior action participates in the moral goodness of the end which is the cause of the moral goodness».

26.Ibid., p. 144.

27.Ibid., p. 143.

28.Ibid., p. 129.

29.Ibid., p. 140.

30.Ibid., p. 151.

31.Ibid., p. 154.

32.L’exemple est tiré de Lamoureux, «Le proportionnalisme».

33.Cf. Albert Chapelle, «La Théologie morale», Cours à l’Institut d’Études Théologiques (IET), Bruxelles, 1991-1992.

34.CEC, № 1761.

35.Servais-Théodore Pinckaers, Ce qu’on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais, Histoire et discussion, 1986, p. 14.

36.Jean-Paul II, Veritatis splendor, № 81.

37.Albert Chapelle, analyse de l’encyclique Veritatis splendor, dans ibid., p. 207.

38.Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, № 27, cité par Jean-Paul II, Veritatis splendor, № 80. Si toutes ces questions des actes intrinsèquement mauvais vous intéressent, je vous renvoie à Pinckaers, Ce qu’on ne peut jamais faire, p. 67-106.

39.Cité dans Benoît Thiran et Ariane Thiran-Guibert, Entrer dans l’Évangile pour sortir de la violence, Fidélité, 2006, p. 117.

40.Paul VI, Encyclique Humanae vitae, 25 juillet 1968, № 14.

41.Francisco C. Fernandez Sanchez, «Principe et argument du moindre mal», dans : Conseil pontifical pour la famille, Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, Téqui, 2005, p. 871.

42.Jean-Paul II, Encyclique Evangelium vitæ, № 73, évoqué par la Congrégation pour la doctrine de la foi, Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 novembre 2002.

43.Alphonse de Liguori, Le grand moyen de la prière, Deuxième partie, chapitre III.

44.Voir cette déclaration de la philosophe Suzanne Rameix lors de son audition devant la mission parlementaire française sur l’euthanasie en 2010 : «l’interdit est la source fondamentale de l’imagination et de la créativité morales. S’il n’est plus là, il n’y a plus la recherche acharnée, par les personnes de bonne volonté morale, des meilleures solutions, les plus humaines, les plus ajustées, les plus bienveillantes à l’égard des problèmes rencontrés. Lever l’interdit arrête la réflexion morale».