homélie de la fête du Saint-Sacrement, 19 juin 2022

{joomplu:542} Pourquoi l’eucharistie est-elle si centrale dans la vie de l’Église ? Bien sûr, Jésus avait dit aux apôtres à la Dernière Cène : « faites ceci en mémoire de moi ! » Mais il n’avait pas dit à quelle fréquence. Le ferait-on tous les dix ans, une fois par an, davantage ? Serait-ce au centre de la vie du chrétien ou une activité occasionnelle ? Comment connaître l’intention du Seigneur ? Peut-être pourrions-nous nous inspirer de la pratique des premiers chrétiens, qui a plus de chances d’être proche de ce que le Seigneur voulait, sans l’addition possible des coutumes au long des siècles ? Mais comment connaître cette pratique des premiers chrétiens ? Les textes qui nous viennent de l’Antiquité sont rares ; on n’écrivait pas tout ce qu’on faisait, loin de là. Il faut le déduire à partir d’indices, quand il y en a. Heureusement, pour l’eucharistie, nous avons cette lettre de saint Paul où il revient sur ce qu’il a enseigné aux Corinthiens : « j’ai moi-même reçu ce qui vient du Seigneur, et je vous l’ai transmis » (1 Co 11,23). Quelle chance que saint Paul ne se soit pas contenté de transmettre, mais ait aussi insisté sur cette transmission ! Ainsi c’est indubitable, on ne se dira pas que l’eucharistie est une invention de l’Église après Constantin, ou quelque chose du genre. Il y a aussi le témoignage de l’épître aux Hébreux : « Ne délaissons pas nos assemblées, comme certains en ont pris l’habitude, mais encourageons-nous, d’autant plus que vous voyez s’approcher le Jour du Seigneur. » (He 10,25). Et bien plus tard, nous avons saint Justin qui parle du rassemblement du dimanche : « Le jour appelé jour du soleil, tous, qu’ils habitent la ville ou la campagne, ont leur réunion dans un même lieu », écrit-il vers 150 (Première apologie). C’est un lieu tenu plus ou moins secret à cette époque, afin d’éviter les persécutions qui avaient cours.

De Justin nous connaissons aussi la conception que les premiers chrétiens avaient de la présence réelle du Seigneur dans le pain et le vin consacrés : « Ce n’est pas comme du pain et une boisson communes que nous les recevons ; mais la nourriture qui est bénie par la prière de sa parole est la chair et le sang de ce Jésus qui s’est fait chair. » Avant lui, vers 106 déjà, Ignace d’Antioche avait écrit aux chrétiens de Smyrne que l’eucharistie est « la chair de notre Sauveur Jésus-Christ, qui a souffert pour nos péchés, et que le Père, par sa bonté, a ressuscité ». Il ne s’agit pas d’un souvenir ou d’un symbole, mais d’une présence de la chair et du sang du Seigneur. Il est là pour nous, parce qu’il a voulu se donner lui-même. Et il a voulu se donner lui-même parce qu’il nous a aimés. Il peut être là parce qu’il s’est fait chair dans le sein de la Vierge Marie. Il peut être là parce qu’il a donné sa vie sur la croix afin de désamorcer le pouvoir du mal et de la mort et de leur enlever la victoire.

Ainsi, quand nous goûtons par le cœur la présence du Seigneur, nous nous rappelons ce qu’il a fait pour que ce soit possible : sa venue dans la chair —  son incarnation — et sa passion, que le Père a couronnée par sa résurrection. En abrégé, on parle du sacrifice du Christ, et on dit que la messe est un sacrifice. Les prêtres, dans les dernières décennies d’homélies, ont souvent oublié de parler de cela. Nous avons mis le paquet sur la messe comme une fête ou un repas fraternel ou une rencontre. C’est important, mais ce n’est qu’une partie. La nouvelle traduction française du missel romain a rétabli les références au sacrifice de la messe qui avaient disparu lors de la première traduction dans les années ’60. Voilà que maintenant, en parlant à nouveau de sacrifice, nous sommes entraînés à penser davantage à la façon dont le Christ a vécu sa vie comme un don, une offrande à la gloire du Père, une offrande pour que triomphe la vie. Voilà que nous contemplons tout l’amour qu’il y a dans cette façon qu’a eue le Christ de venir à nous. Voilà que nous sommes poussés à offrir nous aussi notre vie au Père. Dans la messe, toutes les peines et les difficultés que nous subissons peuvent devenir, par notre amour, un levier pour changer le monde par la force du Christ. Dans la messe, nous vivons le grand décentrement de nous-mêmes qui nous donnera la joie et nous permettra de servir les autres comme le Christ, par le don de notre vie. Réjouissons-nous d’être tant aimés et d’être pris dans ce mouvement d’amour qui justifie notre vie, qui transfigure toutes nos joies et nos peines. Nous créons ici le monde nouveau.