Je ne suis pas de ceux qui voudraient prendre l’histoire d’Adam et Ève comme un texte historique. Mais dans ce récit le livre de la Genèse décrit d’une façon imagée et perspicace la situation actuelle de l’être humain. Quand Dieu crée l’homme et la femme, ils sont nus sans se faire mutuellement honte (Gn 2,25) : c’est-à-dire que ni l’un ni l’autre ne cherche à exploiter les faiblesses de l’autre pour profiter de lui comme il l’entend. Mais l’intervention du serpent fait que ce regard et ce respect sont perdus : ils ne peuvent plus se tenir l’un devant l’autre tels qu’ils sont vraiment, ils doivent se déguiser, se dissimuler derrière une apparence. La convoitise et la domination s’en mêlent : « Ton avidité te poussera vers ton homme et lui te dominera. » (Gn 3,16). Désormais, si l’homme et la femme peuvent retrouver une aisance joyeuse l’un devant l’autre, ce sera le fruit d’une conquête intérieure.

Quand Dieu crée l’homme à son image, il le crée « homme et femme » (Gn 1,27), et leur amour mutuel a lui-même quelque chose de divin. Mais à cette participation divine s’ajoutent la convoitise et la domination. Et de fait, tout le monde peut constater que les attentes sexuelles et la vie sexuelle sont quelque chose de difficile à conduire et à harmoniser avec ce qu’il y a de plus grand en nous. « Qui veut faire l’ange fait la bête », déclare un dicton bien connu. L’amour le plus noble cohabite en nous avec des désirs égoïstes qui n’ont rien à voir avec l’amour bien qu’ils soient faits d’attentes sexuelles.

D’où peut venir cette convoitise ? Est-elle simplement la part animale de l’homme ? Ne devrions-nous pas y consentir puisque nous ne pouvons pas renier notre origine ? Pas vraiment. La part de notre cerveau relative à l’instinct, que nous partageons avec le reste du monde animal, est à l’origine de pulsions physiologiques qui ne demeurent pas à ce niveau fondamental comme cela pourrait être le cas chez l’animal. Dans l’extraordinaire cerveau humain, ces pulsions sont aussitôt reprises à d’autres niveaux du fonctionnement cérébral, des niveaux proprement humains. Aidée de la faculté de mémoire et de celle de l’imagination, la conscience de soi propre à l’homme interragit avec ces pulsions fondamentales, comme on le voit par la capacité d’anticipation et de faire des projets, ou dans celle d’éprouver encore un plaisir passé. C’est ainsi qu’au niveau du désir sexuel peuvent par exemple naître les fantasmes, qui vont bien au-delà des pulsions physiologiques. Et c’est ici qu’intervient la convoitise dont parlait la Bible. Elle apparaît comme une tentation propre à l’être humain, bien qu’elle se greffe sur un instinct fondamental. A cause des interractions de toutes les facultés humaines, nos attentes seront toujours différentes par exemple de celles des bonobos (c’est très instructif de visiter un jardin zoologique lorsqu’on réfléchit à ce qui est le propre de l’homme).

Je suis intéressé par quelques réflexions sur la différence fondamentale entre l’animal et l’homme devant le temps. L’homme est capable de se tracasser pour le passé ou le futur, comme aussi d’en jouir. L’animal paraît plutôt vivre dans un éternel présent, dont l’extension vers le passé et le futur est fort faible. Un ami vétérinaire me faisait aussi remarquer, dans un domaine différent mais pourtant proche, que l’animal est d’humeur constante, sans véritables états d’âme comme ceux que nous connaissons. Cela pourrait être une raison pour laquelle beaucoup de personnes s’attachent à des animaux. Cela nous indique aussi que la gestion de nos états d’âme, la recherche de la paix intérieure, est une tâche éminemment humaine que nous avons à mener.

J’ai été injuste avec la conscience de soi, que j’ai commencé à présenter comme source de problème. Elle est d’abord la formidable disposition à aimer, à se rapporter à un autre être en lui disant : je te choisis, tu comptes pour moi. Sans conscience de soi, il n’y a déjà pas de « je », et il n’y a pas d’amour possible.

L’homme ressent le désir d’aimer, et il reçoit aussi de Dieu cet appel à aimer, mais en même temps il découvre en lui, par rapport aux êtres du sexe opposé, un attrait qui échappe aussi à l’amour et qui tend à fonctionner indépendamment de lui. L’homme ressent un besoin qui le porte vers l’autre sans nécessairement qu’il y ait un intérêt d’amour, un intérêt de s’ouvrir à un autre être et de l’accueillir en soi. Dans la Genèse on trouve ce constat étonnant : « Le désir te portera vers ton mari, et celui-ci dominera sur toi. » (Gn 3,16)

Heureux celui qui perçoit qu’il a tout un travail à faire sur son désir pour qu’il devienne attente d’un être personnel plutôt qu’action d’un corps cherchant un autre corps. Car l’attrait sexuel n’est pas spontanément témoignage d’amour.

La morale sexuelle de l’Église ne devrait viser qu’à ce que la sexualité soit toujours l’expression d’un amour authentique, dégagé le plus possible des retours sur soi qui l’abîment (malheureusement, l’enseignement moral de tel ou tel clerc ne traduit pas toujours cela, et le sentiment erroné que la sexualité est une force finalement irrécupérable peut contaminer un appel authentique à la lumière).

La vie sexuelle est un domaine où on remarque qu’on est pour une part non négligeable à la recherche de soi, qu’on ne se met pas vraiment à la recherche d’un autre pour jouir de lui-même, de ce qu’il est, mais pour ce qu’il me procure. L’autre risque d’être un objet d’amour plutôt qu’une personne aimée, et l’attention qu’on lui porte risque de se porter davantage sur ce que l’on ressent ou aimerait ressentir que sur l’autre et ce qu’il vit, ce qu’il est dans son mystère de personne. L’amour est décentrement de soi et il faut sans cesse rappeler au désir sexuel cette vérité fondamentale.