Chapitre 5
Ce que Dieu donne : sa grâce et sa loi

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Le « Cours d’éthique générale » de Christophe Cossement est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

Où en sommes-nous dans notre parcours ? L’homme est créé à l’image de Dieu. Cette image se laisse montrer dans une caractéristique fondamentale de l’être humain : il est libre. Sa liberté repose sur l’intelligence et la volonté et en reçoit une détermination pour le vrai et le bon. Ce vrai et ce bon se mesurent par rapport à la fin de l’homme, ce pour quoi il vit : aimer Dieu et son prochain de tout son être, dès maintenant et pour l’éternité ; voilà la clef de son bonheur, sa béatitude. L’être humain découvre en lui une voix qui l’enjoint de faire le bien et de rejeter le mal ; c’est la voix de Dieu qui résonne dans le sanctuaire de sa conscience et l’attire à la vérité. L’homme doit se diriger par les jugements de sa conscience sur chaque acte particulier qui se présente à sa volonté.

La raison, pour évaluer cet acte libre qui se présente à elle, en analyse le contenu afin de voir si l’acte peut s’orienter vers la vraie fin de l’homme. Un élément central de ce contenu est l’objet moral de l’acte, qui, par sa finalité interne, peut déterminer à lui seul l’incapacité de l’acte à correspondre à cette fin et à être digne de l’homme. Mais lorsque l’objet moral est bon, il faut encore que l’intention soit bonne et les circonstances adéquates.

La foi chrétienne situe l’agir de l’homme comme une réponse au don de Dieu. Lorsque cette réponse blesse le lien d’amour avec Dieu et l’autre, il y a péché, dette, d’autant plus fort que la personne s’engage profondément (pleine connaissance, plein consentement) dans un acte gravement mauvais. Des structures de péché peuvent donner l’impression que la responsabilité individuelle n’est pas engagée, mais le combat pour la justice exige de dépasser cette illusion. La culpabilité peut guider la personne vers la conversion mais il est nécessaire de traiter de façon appropriée le sentiment de culpabilité car celui-ci tend à détourner la vraie responsabilité vers une angoisse d’être soi. Le pardon recrée le pécheur et lui ouvre un avenir dans la communauté des pécheurs en chemin vers le paradis.

On pourrait s’arrêter là, si Dieu n’avait pas voulu aider l’homme à marcher vers son bien et éclairer cette marche incertaine. Nous ouvrons donc un nouveau chapitre pour comprendre et situer le don de Dieu en matière de morale.

5.1 La grâce du Saint-Esprit

Pour dire plus justement en quoi consiste la vie morale du chrétien, on pourrait l’appeler «la vie dans l’Esprit»1. Dès le début de la prédication des apôtres il est clair que tout disciple cherche d’abord à se laisser conduire par l’Esprit de Dieu, qui agit à la fois comme règle intérieure de notre vie, comme guide et comme soutien.

L’Esprit Saint est en quelque sorte l’amour personnifié du Père et du Fils. Il se présente dès lors comme le vecteur de communion entre l’homme et Dieu. C’est par l’Esprit que nous sommes recréés intérieurement dans les sacrements, par lui que nous sommes rendus capables de prier, c’est-à-dire d’entrer dans un lien d’amour réel avec le Père et le Fils. L’amitié entre l’homme et Dieu, abîmée par la méfiance originelle qui s’est installée dans le cœur de l’homme, est restaurée par le don de l’Esprit. En m’accrochant au Saint-Esprit, en l’accueillant, je remonte la pente dangereuse où le péché m’avait placé ; je retrouve la joie de l’intimité avec Dieu et avec mes frères.

Bien que cette section soit très courte, c’est la clef de voûte de tout l’ensemble : la vraie décision morale de tout chrétien se résume à cette résolution : vivre selon l’Esprit Saint. C’est ainsi qu’il vivra de la nouvelle Alliance, éternelle, que Dieu a conclue par le Christ en faveur de l’humanité. Cet état nouveau est déjà décrit par le prophète Jérémie :

Jr 3133«Voici donc l’alliance que je conclurai avec la communauté d’Israël après ces jours-là — oracle du Seigneur : je déposerai mes directives au fond d’eux-mêmes, les inscrivant dans leur être ; je deviendrai Dieu pour eux, et eux, ils deviendront un peuple pour moi. 34Ils ne s’instruiront plus entre compagnons, entre frères, répétant : “Apprenez à connaître le Seigneur”, car ils me connaîtront tous, petits et grands — oracle du Seigneur. Je pardonne leur crime ; leur faute, je n’en parle plus.»

Pour détailler l’action de l’Esprit en notre faveur, la tradition chrétienne a relevé 7 «dons» de l’Esprit, à partir d’une lecture spirituelle d’un texte fondateur de l’Ancien Testament, la promesse du Messie en Isaïe 11 :

Is 111Un rameau sortira de la souche de Jessé, père de David, un rejeton jaillira de ses racines. 2Sur lui reposera l’esprit du Seigneur : esprit de sagesse et de discernement, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur, 3qui lui inspirera la crainte du Seigneur. Il ne jugera pas d’après les apparences, il ne tranchera pas d’après ce qu’il entend dire. 4Il jugera les petits avec justice, il tranchera avec droiture en faveur des pauvres du pays.

Saint Paul, en écrivant aux Galates, énumère quant à lui le résultat de l’action de l’Esprit, à quoi on voit que l’Esprit agit en quelqu’un : les «fruits» de l’Esprit.

Ga 522Mais voici ce que produit l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, 23humilité et maîtrise de soi. Face à tout cela, il n’y a plus de loi qui tienne. 24Ceux qui sont au Christ Jésus ont crucifié en eux la chair, avec ses passions et ses tendances égoïstes. 25Puisque l’Esprit nous fait vivre, laissons-nous conduire par l’Esprit.

N.B. : Par «chair», la Bible entend la condition fragile de l’homme, cette vulnérabilité que nous avons déjà évoquée au sujet de la nudité au jardin d’Eden, dont parle Isaïe et de nombreux psaumes : «Toute chair est comme l’herbe et toute sa grâce est comme la fleur des champs.» (Is 40,6) Remarquez ici l’expression forte de Paul : il s’agit non pas de nous lamenter de notre vulnérabilité, de chercher toutes sortes de protections, mais de «crucifier en nous la chair» ; non pas nier cette fragilité — le Christ n’a pas nié sa fragilité —, mais résister à en faire ce qui conduira notre vie. Car cette obsession de notre fragilité, cette peur du lendemain nous empêche d’aimer dans le don.

Don de sagesse

C’est la capacité de goûter les choses de Dieu. Sapientia vient du verbe sapere qui signifie «goûter». À l’inverse, le péché insensibilise, blinde, anesthésie notre sensibilité intérieure.

L’Esprit nous aide à nous rendre compte que Dieu est bon et qu’il nous aime. Il fait voir toutes les choses et toutes les personnes de ce point de vue. Il donne la paix intérieure, et la joie de vivre dans l’amitié de Dieu. Il permet d’entrer dans la louange, qui est l’action première, celle qui ouvre à la vie — et l’action des anges.

Don d’intelligence, de compréhension

Intelligence, intus legere, signifie «lire à l’intérieur». L’Esprit Saint donne une sorte de «sens de la foi», par lequel nous sommes capables de saisir le sens de notre vie, notre vocation, dans le plan d’amour de Dieu.

Plus concrètement, l’Esprit nous aide ainsi à voir clair dans les choix que nous devons faire, à discerner le bien et le mal dans les actes que nous voulons faire. Il nous enseigne sur la volonté de Dieu, nous aidant à connaître ce que Dieu nous montre, et qui est le meilleur puisque Dieu nous aime vraiment.

Don de conseil

C’est l’Esprit quand il nous donne l’envie de prendre le chemin pour suivre le Christ ; il nous incite à faire le bien et à nous détacher du mal, du péché. Avec le don d’intelligence, on peut l’assimiler à la voix de la conscience. Ce don est relatif au goût de faire le bien. En effet, pour aimer, il faut d’abord comprendre ce qu’il faut faire (Esprit d’intelligence), il faut ensuite désirer le faire (Esprit de conseil), et enfin il faut tenir dans la réalisation (Esprit de force).

On néglige souvent cette deuxième étape, rendant ainsi la vie chrétienne semblable à un fardeau. L’Esprit de conseil donne l’inventivité, la créativité pour témoigner, pour aider les autres, pour manifester la charité.

Don de force

Par lui, l’Esprit Saint nous donne la persévérance pour vivre en chrétien, en disciple de Jésus Christ. Il nous donne l’audace de témoigner de l’Évangile. Il nous donne le courage de surmonter les difficultés. Il nous aide à vaincre nos peurs. «Donne à ceux qui te servent d’annoncer ta parole avec une parfaite assurance» (Ac 4,29), demandait la première communauté.

On peut ainsi déceler dans l’action la trace de l’Esprit : il donne l’idée, le goût de l’accomplir et la force pour le faire. Il y a là une aisance propre à l’élan de l’amour. «L’âme qui vit dans l’amour ne fatigue ni ne se fatigue» disait saint Jean de la Croix.

Don d’adoration (crainte du Seigneur)

C’est le contraire de l’état d’Esprit de celui qui voudrait «donner des leçons» à Dieu. Ce n’est pas la peur de Dieu, mais le sentiment de la grandeur de Dieu, de sa gloire, et de notre petitesse. Ce don ne nous fait pas fuir Dieu, parce qu’il est marqué par l’amour : un amour respectueux, un amour qui fait jaillir la louange et aussi l’humilité. Ce don nous pousse aussi à faire confiance au pardon de Dieu devant nos péchés.

Don de connaissance (de science)

Il permet de saisir notre dignité de créature en relation avec le Créateur. Il fait découvrir les signes de Dieu dans la création, dans l’histoire, en évitant d’absolutiser ce qui est relatif, éphémère, limité et de relativiser ce qui est absolu, éternel, infini. Il permet de se garder des idoles, toutes ces fausses valeurs devant lesquels le monde moderne se prosterne trop souvent. Il fait comprendre de plus en plus qui est Dieu et quel est son plan d’amour. Il nous aide à lire l’Écriture.

Don d’affection filiale (piété)

Par lui, l’Esprit Saint guérit notre cœur de toute dureté, et nous donne la tendresse envers Dieu et notre prochain. Il nous fait comprendre que Dieu est vraiment un Père, et nous aide à vivre comme des fils bien-aimés. Il nous fait voir les autres comme des enfants de Dieu. Il chasse l’amertume, l’impatience et donne la tolérance, le pardon. C’est par ce don que nous pouvons aimer Dieu que nous ne voyons pas. «De même, l’Esprit aussi vient en aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en gémissements inexprimables» (Romains 8,26).

L’Esprit de vérité nous rend libre

Il transparaît de tous ces dons que l’Esprit Saint peut vraiment être appelé «Esprit de vérité» (Jn 14,17 ; 15,26 ; 16,13). Il enseigne au cœur du croyant la réalité profonde des choses et il aide à faire la vérité. Par lui se réalise le véritable épanouissement de la liberté de l’homme, une liberté qui n’est pas seulement pouvoir de faire ceci plutôt que cela mais qui est branchée sur la vérité. «La vérité vous rendra libre» disait Jésus (Jn 8,32).

La liberté extérieure — pour précieuse qu’elle soit — ne peut suffire à elle seule. Elle doit avoir pour racine la liberté intérieure, spécifique des enfants de Dieu, qui vivent selon l’Esprit (cf. Ga 5,16), et qui sont guidés par une conscience morale droite, capable de choisir le vrai bien. «Où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté» (2 Co 3,17). Cette route est la seule possible pour construire une humanité mûre et digne de ce nom. Vous voyez donc comme il est grand et exigeant l’héritage des fils de Dieu auquel vous êtes appelés. Accueillez-le avec gratitude et responsabilité. Ne le gaspillez pas ! Ayez le courage de le vivre chaque jour d’une manière cohérente et annoncez-le aux autres. Ainsi le monde deviendra, toujours davantage, la grande famille des enfants de Dieu 2.

5.2 La loi morale

La règle intérieure de l’Esprit qui libère se heurte toujours à des forces en nous qui refusent de vivre selon l’Esprit. C’est pourquoi l’Esprit est relayé par une sorte de règle plus extérieure, un écho objectif de ce qu’il inspire au cœur des hommes. Il y a d’abord la loi morale naturelle, qui est la loi morale rationnelle, celle que l’homme peut discerner en réfléchissant sur ce qu’il est — sa «nature». Ensuite, depuis les débuts de l’Alliance, Dieu donne sa loi aux hommes, et ses commandements sont comme une pédagogie qui aide l’homme à comprendre sa dignité et sa véritable vocation. Cette loi consiste principalement dans le Décalogue et les commandements du Christ.

La loi morale qui dit la vérité de l’homme et sa grandeur se trouve dans une situation problématique dans notre culture où le lien entre la liberté et la vérité se trouve rompu. Le pape Jean-Paul II le rappelle tout en indiquant une mission de l’Église dans ce domaine :

Ce lien essentiel entre vérité-bien-liberté a été perdu en grande partie par la culture contemporaine ; aussi, amener l’homme à le redécouvrir est aujourd’hui une des exigences propres de la mission de l’Église, pour le salut du monde. La question de Pilate «qu’est-ce que la vérité ?», jaillit aujourd’hui aussi de la perplexité désolée d’un homme qui ne sait plus qui il est, d’où il vient et où il va. Et alors nous assistons souvent à la chute effrayante de la personne humaine dans des situations d’autodestruction progressive. À vouloir écouter certaines voix, il semblerait que l’on ne doive plus reconnaître le caractère absolu et indestructible d’aucune valeur morale. Tous ont sous les yeux le mépris pour la vie humaine déjà conçue et non encore née ; la violation permanente de droits fondamentaux de la personne ; l’injuste destruction des biens nécessaires à une vie simplement humaine. Et même, il est arrivé quelque chose de plus grave : l’homme n’est plus convaincu que c’est seulement dans la vérité qu’il peut trouver le salut. La force salvifique du vrai est contestée et l’on confie à la seule liberté, déracinée de toute objectivité, la tâche de décider de manière autonome de ce qui est bien et de ce qui est mal. Ce relativisme devient, dans le domaine théologique, un manque de confiance dans la sagesse de Dieu qui guide l’homme par la loi morale. À ce que la loi morale prescrit, on oppose ce que l’on appelle des situations concrètes, en ne croyant plus, au fond, que la Loi de Dieu soit toujours l’unique vrai bien de l’homme 3.

5.3 La loi morale naturelle

5.3.1 La prétention des chrétiens à l’universel

L’univers de pensée des premiers chrétiens faisait un grand recours à l’Écriture et à l’enseignement du Christ mais laissait aussi une place à la réflexion de sagesse et la réflexion philosophique. Cet intérêt variait selon les penseurs, mais on retient un mouvement d’intégration de la philosophie grecque à la réflexion chrétienne, comme en témoigne par exemple saint Justin (v.100-v.162) pour qui l’Ancien Testament et la philosophie sont comme deux routes qui mènent au Christ. Dès le début le christianisme ne s’est pas présenté comme une croyance, véhiculant de l’irrationnel, comme c’était le cas dans les cultes à mystère du genre de celui de Mithra. Il s’est vécu comme une vérité en harmonie avec la pensée grecque, avec la rationalité. De même, alors que dans l’histoire des civilisations on a souvent décidé de ce qui était juste en faisant référence à la divinité, le christianisme n’a jamais imposé à la société un droit révélé, une espèce de charia. Dans ses interactions avec la société il a renvoyé à la nature des choses et à la raison comme de vraies sources du droit, parce qu’il y a une harmonie entre l’esprit du Créateur et l’esprit de l’homme4. La foi catholique estime que Dieu a donné à l’homme une raison qui est capable de comprendre ses projets, une raison qui est de même nature que la sienne qui a présidé à l’ordre que l’on découvre dans l’univers5.

Cet appui sur la raison universelle correspond à la façon dont le christianisme se considère vis-à-vis des différents peuples. Il n’est plus comme les cultes antiques une religion confinée à un peuple particulier : le Christ donne sa vie pour la multitude, l’Évangile est annoncé à toutes les nations, non plus seulement «aux brebis perdues de la maison d’Israël». Cet accueil universel encourage un regard universaliste sur l’homme, à partir de l’universalité de l’amour de Dieu. D’où la prétention originale à la vérité et à l’universalité qui est celle de la religion chrétienne.

Dans un souci de dialogue avec la pensée humaine il y a eu diverses systématisations — mises en système de pensée — de la pratique chrétienne, de la morale. La plus surprenante, nous l’avons déjà rencontrée est sans doute la pensée de Thomas d’Aquin aux prises avec le déferlement de la philosophie d’Aristote. Chaque époque a besoin de ce dialogue entre la foi et les philosophies. Le défi particulier que pose notre temps est de vouloir réduire la foi à son élément subjectif, sans accepter qu’il y a des réalités au-delà du monde matériel ou de l’expérience humaine immédiate.

5.3.2 La loi naturelle, des règles qui valent pour tous ?

Il y a un engagement moral qui est pratiquement universel, qui semble reposer sur des critères universellement reconnus. Que l’on pense au combat contre la pauvreté, ou à celui en faveur du bien commun de l’humanité en matière d’environnement. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 se présente comme une «déclaration», non pas comme une décision : elle présente des droits qui sont censés exister avant d’être énoncés, qui sont simplement rendus manifestes, déclarés. Il s’agit de «droits inaliénables de la personne humaine qui transcendent les lois positives des États et doivent leur servir de référence et de norme. Ces droits ne sont pas simplement concédés par le législateur»6.

5.3.2.1 Un pari catholique

L’espérance de l’Église catholique est qu’on peut aller au-delà d’un consensus de type parlementaire sur une éthique valable pour tout homme et en faveur de tout homme, afin de mettre en évidence des règles morales qui s’imposent à tous pour la défense de chacun, à commencer par le plus faible, celui qui risque d’être écrasé par un appareil politique ou économique inhumain. Cette éthique doit pouvoir être fondée rationnellement, par une réflexion sur ce qu’est l’homme en lui-même, au-delà des différences entre les personnes, c’est-à-dire la nature humaine.


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Le mot «nature» en morale est pris dans un sens très précis, celui de la philosophie ; il ne s’agit pas de l’environnement terrestre, ni même de l’ensemble de l’univers, mais de ce qui fait que telle chose est ce qu’elle est indépendamment des circonstances, des conditionnements, des variations de toutes sortes. Par exemple la nature d’une voiture est d’avoir des roues, un moteur, un habitacle, et de se déplacer sur le sol, mais on peut trouver des voitures électriques, d’autres à essence, des voitures de course ou des utilitaires, sans parler de la couleur, etc. L’idée de nature correspond ici à celle d’«essence».

Il serait grave que le droit devienne une décision de majorité arithmétique, comme on le remarque maintenant dans nos sociétés occidentales, «sous le prétexte que toute prétention à une vérité objective et universelle serait source d’intolérance et de violence et que seul le relativisme pourrait sauvegarder le pluralisme des valeurs et la démocratie»7. Dans une telle perspective, la législation devient un compromis entre groupes de pression et intérêts divers. Pourtant, le droit devrait être le reflet de la dignité humaine, dont le contenu ne se résume pas à l’autodétermination. Le droit naturel a pour mission de traduire cette dignité humaine et de fonder tout droit positif décidé par un pouvoir législatif.

La loi naturelle n’est pas une observance passive des processus de la nature physique ou biologique. De tous temps le progrès humain a consisté à utiliser les lois de la nature pour améliorer la vie humaine, en ne se résignant pas à leur cours spontané — ainsi, les médicaments utilisent des lois chimiques pour remédier à des processus biologiques fâcheux. Il ne faut donc pas confondre «loi naturelle» et «loi de la nature». La loi naturelle est la loi morale rationnelle.

5.3.2.2 Tour d’horizon des cultures et religions

Si une loi naturelle — une loi fondée sur ce que veut dire être une personne humaine — existe, elle doit pouvoir se rencontrer dans diverses cultures et religions. La «règle d’or» — qui demande de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas subir — se retrouve dans la plupart des traditions de sagesse. Les traditions hindoues considère qu’une loi fondamentale (dharma) régit les sociétés humaines, une sorte d’ordre universel. En Chine, Confucius s’intéressa à «ordonner et harmoniser la vie des hommes entre eux et dans leur rapport à leur environnement, c’est-à-dire les cycles et les lois mystérieuses de la nature. Ce que nous appelons “la nature” était désigné par le mot tian, qui signifie également “ciel” ; c’est dire la dimension divine qui lui était accordée»8.

Dans les religions traditionnelles d’Afrique, le bien est en rapport avec tout ce qui favorise la force vitale de l’individu et de la communauté. Et la source de vie, c’est le Dieu créateur de tout ce qui existe.

Dans l’Islam, deux courants se sont affrontés : un courant considérant que «le bien et le mal sont dans les choses», et que l’homme peut donc les connaître par la raison ; et un courant «occasionaliste», qui ne reconnaît aucune consistance à la nature, pour lequel seule la révélation positive de Dieu définit le bien et le mal9. C’est malheureusement ce courant qui l’emportera dans l’orthodoxie sunnite.

Chez les Grecs, Antigone transgresse les lois de Créon au nom de lois plus élevées, les «lois non-écrites et immuables des dieux» qui «n’existent d’aujourd’hui, ni d’hier mais de toujours»10.

Platon et Aristote traiteront du droit naturel, censé s’incarner dans le droit positif selon la variété de la vie sociale. Les stoïciens seront les champions de la loi naturelle comme ancrage d’une éthique universaliste. Leurs idées seront adoptées par les Pères de l’Église, qui ont la vive conscience que l’enseignement du Christ est en sympathie avec la raison naturelle.

Au XVIe siècle, époque marquée par un sens plus vif de la subjectivité morale, la loi naturelle servira à des théologiens pour défendre les droits des peuples non-chrétiens d’Amérique contre l’idéologie impérialiste de certains états chrétiens européens : des droits inhérents à la nature humaine, indépendants de la religion, s’opposent à tout asservissement. À cet égard je mets en garde contre le film La controverse de Valladolid, qui est une fiction complètement inexacte.

5.3.2.3 Réticences contemporaines

Dans la philosophie post-moderne s’est immiscé un grand découragement par rapport aux possibilités de la raison humaine. Les théories de la «pensée faible» et d’autres philosophies ne croient plus que la pensée peut atteindre ce qui est vraiment. Ce qui est, c’est uniquement le langage, mais pas vraiment ce dont il parle. Et le langage lui-même en vient à être soupçonné de transporter l’oppression et se retrouve disqualifié dans sa fonction de vouloir dire quelque chose.

Même sans aller jusque là, l’idée qu’il existe une nature humaine, que l’on puisse définir ce qu’est être homme a été ébranlée par les existentialistes, pour qui être est exister et surtout devenir11.

Enfin, d’autres objecteront que si la loi naturelle a besoin d’être exprimée par la Révélation chrétienne, portée par l’enseignement du Magistère, elle n’est peut-être pas aussi universelle et partagée par tous qu’elle le prétend.

5.3.2.4 Oser encore la loi naturelle

Malgré les difficultés que rencontre la loi naturelle, sa possibilité est fondée dans l’idée même d’un homme créé à l’image de Dieu. Retrouvons notre cher Newman :

Je prétends que [Dieu] est doué d’un certain caractère qu’en langage humain nous appelons éthique. Il possède les attributs de la justice, de la vérité, de la sagesse, de la sainteté, de la bonté et de la miséricorde, qui sont des traits éternels de sa nature et la loi même de son être, ne faisant qu’un avec lui…Quand il devint Créateur, il imprima cette Loi, qui n’est autre que lui-même, dans l’intelligence de toutes ses créatures raisonnables 12.

En citant saint Thomas, Newman rappelle ce qu’est la loi naturelle : «une empreinte de la lumière divine en nous». Cette loi, «telle qu’elle est perçue par l’esprit de la personne singulière, est appelée conscience». La loi naturelle est donc d’abord une sorte de boussole intérieure, qui s’exprime dans la personne par le canal de la conscience.

On l’a dit, la loi naturelle n’est pas la loi de la nature. Elle ne provient pas de la nature, mais de la création : l’homme n’est pas surgi par hasard mais provient d’un esprit, un être rationnel, un être à la rationnalité de qui nous pouvons communier par notre propre raison. La loi naturelle, selon une formule du pape Benoît XVI, est «le message éthique contenu dans l’être»13.

Nous aimerions bien dresser un catalogue des principes de cette loi naturelle, afin de nous rendre compte de ce qu’elle recouvre. Dans le texte cité ci-dessus on trouve ces précisions : «Cette loi a pour principe premier et fondamental celui de “faire le bien et d’éviter le mal”»14. D’où découlent d’autres principes plus particuliers : le respect de la vie humaine de sa conception à son terme, puisque la vie n’est pas la propriété de l’homme ; le devoir de rechercher la vérité ; la liberté du sujet humain ; la justice demandant de donner à chacun ce qui lui est dû ; l’attente de solidarité15.

La conviction qu’il existe une loi naturelle guide les chrétiens lorsqu’ils cherchent à expliquer les raisons de leurs pratiques et à partager le bien qu’ils voient : s’il y a une loi imprimée dans l’intelligence de toute créature raisonnable, il devrait y avoir moyen de tomber d’accord avec tous au sujet de cette loi partagée.

5.3.3 Pourquoi des interventions publiques de l’Église ?

5.3.3.1 L’Église s’adresse à toute la société

Le magistère de l’Église catholique intervient de temps en temps sur la scène publique en matière éthique. Ses interventions en morale sociale passent bien souvent inaperçues, tandis que celles qui touchent la morale personnelle, notamment en matière sexuelle, font l’objet de nombreux commentaires et alimentent de nombreuses positions de refus. On pourrait se demander : qu’est-ce que nous attendons des interventions publiques de ceux qui aux yeux de beaucoup «représentent l’Église» par leur position en vue dans la hiérarchie : pape, évêque ? En quoi peuvent-elles favoriser notre vie de disciples du Christ ? Donnons la parole aux évêques eux-mêmes. En concluant les travaux de l’assemblée plénière des évêques français à Lourdes en 2008, Mgr Vingt-Trois évoquait la façon dont l’Église s’exprime dans le débat public autour de la bioéthique :

Il ne s’agit pas pour nous de revendiquer une reconnaissance de nos croyances particulières à l’encontre d’autres approches ou d’autres conceptions de l’homme et de sa vie, moins encore de les imposer. Mais l’éclairage que nous apporte la Sagessse chrétienne [...] a un contenu et une méthode raisonnables que nous pouvons proposer et soumettre à la discussion avec des arguments qui ne relèvent pas de la seule Révélation.

la volonté des évêques est de

contribuer à empêcher notre culture et notre société de sombrer dans la fascination pour la mort. Notre société doit être toute entière mobilisée pour favoriser et soutenir la vie, et la soulager quand la souffrance l’envahit. [...] Nous voulons contribuer à briser les tabous qui enferment trop de nos contemporains dans un conformisme du renoncement devant les défis de la vie.

Au sujet de la façon dont la religion chrétienne peut inspirer le débat public, je vous présente un extrait du discours du pape Benoît XVI au Parlement anglais le 17 septembre 2010. Il insiste sur le dialogue entre foi et culture civile, qui peut porter du fruit pour la société et pour le christianisme.

Chaque génération, en cherchant à faire progresser le bien commun, doit à nouveau se poser la question : quelles sont les exigences que des gouvernements peuvent raisonnablement imposer aux citoyens, et jusqu’où cela peut-il aller ? En faisant appel à quelle autorité les dilemmes moraux peuvent-ils être résolus ? et le bien commun promu ? Ces questions nous mènent directement aux fondements éthiques du discours civil. Si les principes moraux qui sont sous-jacents au processus démocratique ne sont eux-mêmes déterminés par rien de plus solide qu’un consensus social, alors la fragilité du processus ne devient que trop évidente — là est le véritable défi pour la démocratie. [...]

Mais alors la question centrale qui se pose est celle-ci : où peut-on trouver le fondement éthique des choix politiques ? La tradition catholique soutient que les normes objectives qui dirigent une action droite sont accessibles à la raison, même sans le contenu de la Révélation. Selon cette approche, le rôle de la religion dans le débat politique n’est pas tant celui de fournir ces normes, comme si elles ne pouvaient pas être connues par des non-croyants — encore moins de proposer des solutions politiques concrètes, ce qui de toute façon serait hors de la compétence de la religion — mais plutôt d’aider à purifier la raison et de donner un éclairage pour la mise en œuvre de celle-ci dans la découverte de principes moraux objectifs. Ce rôle «correctif» de la religion à l’égard de la raison n’est toutefois pas toujours bien accueilli, en partie parce que des formes déviantes de religion, telles que le sectarisme et le fondamentalisme, peuvent être perçues comme susceptibles de créer elles-mêmes de graves problèmes sociaux. À leur tour, ces déformations de la religion surgissent quand n’est pas accordée une attention suffisante au rôle purifiant et structurant de la raison à l’intérieur de la religion. Il s’agit d’un processus à deux sens. Sans le correctif apporté par la religion, d’ailleurs, la raison aussi peut tomber dans des distorsions, comme lorsqu’elle est manipulée par l’idéologie, ou lorsqu’elle est utilisée de manière partiale si bien qu’elle n’arrive plus à prendre totalement en compte la dignité de la personne humaine. C’est ce mauvais usage de la raison qui, en fin de compte, fut à l’origine du trafic des esclaves et de bien d’autres maux sociaux dont les idéologies totalitaires du 20esiècle ne furent pas les moindres. C’est pourquoi, je voudrais suggérer que le monde de la raison et de la foi, le monde de la rationalité séculière et le monde de la croyance religieuse reconnaissent qu’ils ont besoin l’un de l’autre, qu’ils ne doivent pas craindre d’entrer dans un profond dialogue permanent, et cela pour le bien de notre civilisation.

La religion, en d’autres termes, n’est pas un problème que les législateurs doivent résoudre, mais elle est une contribution vitale au dialogue national. Dans cette optique, je ne puis que manifester ma préoccupation devant la croissante marginalisation de la religion, particulièrement du christianisme, qui s’installe dans certains domaines, même dans des nations qui mettent si fortement l’accent sur la tolérance. Certains militent pour que la voix de la religion soit étouffée, ou tout au moins reléguée à la seule sphère privée. D’autres soutiennent que la célébration publique de certaines fêtes, comme Noël, devrait être découragée, en arguant de manière peu défendable que cela pourrait offenser de quelque manière ceux qui professent une autre religion ou qui n’en ont pas. Et d’autres encore soutiennent — paradoxalement en vue d’éliminer les discriminations — que les chrétiens qui ont des fonctions publiques devraient être obligés en certains cas d’agir contre leur conscience. Ce sont là des signes inquiétants de l’incapacité d’apprécier non seulement les droits des croyants à la liberté de conscience et de religion, mais aussi le rôle légitime de la religion dans la vie publique. Je voudrais donc vous inviter tous, dans vos domaines d’influence respectifs, à chercher les moyens de promouvoir et d’encourager le dialogue entre foi et raison à tous les niveaux de la vie nationale 16.

5.3.3.2 L’état d’esprit des interventions du magistère

Les déclarations du magistère déclenchent souvent une vague d’hostilité. Beaucoup estiment que le discours de l’Église est éloigné de «la réalité», c’est-à-dire de la complexité des situations où ils se débattent et parfois des contradictions où ils sont empêtrés. Les médias par lesquels ces déclarations nous arrivent s’embarrassent peu des considérations pastorales et se contentent de présenter la loi morale objective dans ce qu’elle a de plus abrupt. À Cela s’ajoute souvent une recherche avide de permission donnée d’en haut, comme on l’a vu en 2010 avec la déclaration de Benoît XVI au sujet de l’usage du préservatif17.

Tant que l’on reste dans le registre du permis/défendu, on ne peut pas comprendre les déclarations du magistère. Ce registre du permis/défendu est dans la Bible celui des pharisiens, qui cherchaient le bonheur dans le sentiment d’être en règle — «les pharisiens disaient à Jésus : “Vois ! Pourquoi font-ils le jour du sabbat ce qui n’est pas permis ?”» (Mt 12,2) Jésus, lorsqu’on le place dans l’alternative du permis/défendu, pousse à se recentrer sur l’essentiel : «Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat» (v.27), c’est-à-dire finalement : demandez-vous plutôt pour quoi l’homme est fait !

Voilà la question de Jésus à tout homme, à tout décideur politique, à tout penseur, à tout journaliste : demandez-vous quel est le sens de la vie de l’homme, quelle est sa grandeur, pourquoi est-il ce qu’il est ? Pourquoi l’homme est-il la seule créature capable de liberté, capable de choisir et d’être responsable de ses actes ? Demandez-vous si la dignité que l’on a jusqu’ici reconnu à l’être humain peut être décidée ou niée arbitrairement à un moment donné de son existence — selon qu’on soit avant ou après les 12 ou 24 mois de grossesse —, ou suspendue vers la fin de la vie, lorsque la personne se sent une charge ? Demandez-vous comment promouvoir la beauté et la grandeur de l’humain et de l’amour humain ? Pour l’Église aujourd’hui, personne ne peut organiser le vivre ensemble des hommes si l’on considère que la question «qu’est-ce que l’homme ?» doit rester dans le domaine privé, non débattue en public.

Sur l’état d’esprit de l’enseignement moral de l’Église, on lira avec intérêt la déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi Dignitas Personae (8 août 2008) :

36. L’enseignement moral de l’Église a parfois été accusé de comporter trop d’interdictions. En réalité, il est fondé sur la reconnaissance et sur la promotion des dons que le Créateur a donnés à l’homme, tels que la vie, la connaissance, la liberté et l’amour. [...] 37. [...] Derrière chaque «non» se reflète, dans l’effort de discerner entre le bien et le mal, un grand «oui» à la reconnaissance de la dignité et de la valeur inaliénables de chaque être humain, particulier et unique, appelé à l’existence.

C’est aussi l’esprit de l’appel à la dignité que l’archevêque de Renne, Pierre d’Ornelas, a fait publier dans la presse française en novembre 2010 :

La dignité humaine est un appel qui ne peut être étouffé. La protéger chez tous et en toutes circonstances est la vocation de nos lois. Elle est un cri quand justice et liberté sont bafouées. Elle demeure un appel puissant mais silencieux chez les plus vulnérables. Leur simple présence en est l’écho. Heureuse la société qui l’entend et qui, lui répondant, voit surgir d’elle-même des trésors de solidarité et de respect !

5.3.3.3 Le souvenir tragique de l’époque nazie

S’il y a une raison pour laquelle l’Église martèle tant le thème de la loi naturelle, d’une loi au-dessus de tout ce que peuvent décider les hommes, même démocratiquement, c’est le souvenir tragique de ce qui s’est passé en Allemagne dans les années ’30 : un régime élu par des voies plus ou moins démocratiques a décidé qu’il y avait des vies qui n’avaient pas le droit d’être vécues, que l’on pouvait donc «purifier» le monde de ces vies indignes pour créer la race pure et l’homme supérieur du futur. «Et là, le tribunal de Nuremberg, après la guerre, a déclaré à juste titre : il y a des droits qui ne peuvent être mis en discussion par aucun gouvernement. Et même si c’était un peuple entier qui le voulait ,cela resterait marré tout une injustice. Et c’est pour cette raison qu’on a pu condamner, à juste titre, des personnes qui avaient appliqué les lois d’un État, lois qui, sur le plan formel, avaient été correctement promulguées»18.

Quand en 1939 Pie XII est élu pape, les exactions commises par le régime nazi sont déjà nombreuses. Dans sa première encyclique, Summi Pontificatus — De l’unité du genre humain, le pape s’exclame :

Il est certain que la racine profonde et dernière des maux que Nous déplorons dans la société moderne est la négation et le rejet d’une règle de moralité universelle, soit dans la vie individuelle, soit dans la vie sociale et dans les relations internationales : c’est-à-dire la méconnaissance et l’oubli, si répandus de nos jours, de la loi naturelle elle-même, laquelle trouve son fondement en Dieu, créateur tout-puissant et père de tous, suprême et absolu législateur, omniscient et juste vengeur des actions humaines. Quand Dieu est renié, toute base de moralité s’en trouve ébranlée du même coup, et l’on voit s’étouffer ou du moins s’affaiblir singulièrement la voix de la nature, qui enseigne même aux ignorants et aux tribus non encore arrivées à la civilisation ce qui est bien et ce qui est mal, le licite et l’illicite, et fait sentir à chacun la responsabilité de ses actions devant un juge suprême.

Et Pie XII de stigmatiser deux erreurs du temps qui président à la catastrophe qui se prépare :

– l’oubli de cette loi de solidarité humaine et de charité, dictée et imposée aussi bien par la communauté d’origine et par l’égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes, à quelque peuple qu’ils appartiennent...
– l’erreur contenue dans les conceptions qui n’hésitent pas à délier l’autorité civile de toute espèce de dépendance à l’égard de l’Être suprême, cause première et maître absolu, soit de l’homme soit de la société, et de tout lien avec la loi transcendante qui dérive de Dieu comme de sa première source. De telles conceptions accordent à l’autorité civile une faculté illimitée d’action, abandonnée aux ondes changeantes du libre arbitre ou aux seuls postulats d’exigences historiques contingentes et d’intérêts s’y rapportant.

Par delà le style ampoulé, on sent la véhémence des propos. L’ambassadeur d’Allemagne parlera d’une «attaque directe contre le troisième Reich», tandis que les Français et les Anglais feront traduire l’encyclique en allemand pour qu’elle soit larguée sur le pays afin de contourner quelque peu la censure.

Les méfaits commis par le régime nazi montrent jusqu’où on peut aller lorsque des lois sont promulguées au mépris de la loi plus fondamentale de la conscience ou de la loi naturelle. Il redevient inquiétant que de nos jours attenter à la vie soit parfois perçu comme un droit, comme lorsque l’on parle du droit à l’avortement ou à l’euthanasie.

5.4 Écritures et loi morale

Saint Paul, en écrivant aux Romains sur la façon dont tant les juifs que les païens ont besoin du salut acquis par le Christ, évoque ce que l’on vient d’appeler la loi naturelle, en la mettant en référence à la Loi révélée par Dieu :

Rm 214Quand des païens qui n’ont pas la Loi pratiquent spontanément ce que prescrit la Loi, ils sont à eux-mêmes leur propre loi, bien qu’ils n’aient pas la Loi. 15Ils montrent ainsi que la façon d’agir ordonnée par la Loi est inscrite dans leur coeur, et leur conscience en témoigne, ainsi que leurs arguments pour se condamner ou s’approuver les uns les autres.

Cela nous permet de situer la loi de Dieu en résonance avec ce qui vient d’être dit de la loi naturelle, comme une explicitation de la loi déposée par Dieu dans nos cœurs.

5.4.1 Les Dix paroles — le Décalogue

Le récit de la première Alliance entre Dieu et les hommes, l’Alliance avec le peuple hébreu, se trouve consigné dans des Écritures considérées comme saintes, c’est-à-dire inspirées par Dieu. Et il se fait que ces Écritures sont appelées par le peuple juif Torah, autrement dit «la Loi». C’est pour nous l’occasion de redécouvrir ce qu’est réellement la Loi. Pour l’homme moderne, la loi c’est le règlement. Tandis que pour le Juif (et cela devrait être le cas aussi pour le chrétien) la Loi évoque tout l’engagement de Dieu en faveur de son peuple. La Loi ne consiste pas seulement en prescriptions et commandements, mais elle comporte aussi la libération d’Égypte, l’apprentissage du peuple au désert, et même déjà la Création. Si vous voulez une comparaison avec la circulation automobile : la Loi ce n’est pas seulement le code de la route mais aussi la route elle-même, et le paysage, et finalement l’espace et le temps eux-mêmes. C’est important pour accueillir la loi morale aujourd’hui de l’accueillir avec tout le cadre de l’Alliance, tous les dons de Dieu : notre existence, notre aspiration au bonheur, notre dignité, notre capacité à nous donner nous-mêmes, notre liberté faite pour aimer.

Parmi tous les commandements que l’on trouve dans la Loi, il en est qui prennent davantage de relief : les «Dix paroles» données par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï. On les connaît mieux sous le nom de «dix commandements», bien que le mot ne soit pas dans le texte original que l’on trouve en Ex 20 et en Dt 5. Le fait qu’il s’agisse de «paroles» indique le sens de toute loi morale véritable. Rappelez-vous que le premier récit de la Genèse montre Dieu qui crée par sa parole : «Dieu dit… et cela fut». Par ces Dix paroles, Dieu opère en quelque sorte une œuvre de recréation. C’est la dignité inaliénable de l’homme qui se trouve mise à nouveau en évidence pour tous, après que le péché l’ait obscurcie. Ces dix paroles sont comme le résumé de la dignité et de la vocation de l’homme, et elles indiquent comment ne pas quitter le cadre de l’amour de Dieu et du prochain. Il s’agit d’un minimum hors duquel on ne peut plus prétendre évoluer dans cet amour. Les pères de l’Église ont vu dans le Décalogue comme l’explicitation de ce qui est déjà inscrit dans le cœur de l’homme de par sa création :

Dieu a écrit sur les tables de la Loi ce que les hommes ne lisaient pas dans leurs cœurs (Saint Augustin, Psal. 57, 1)

Voici le texte tel qu’on le trouve dans le livre de l’Exode.

Ex 201Et Dieu prononça toutes les paroles que voici : 2«Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage.
3Tu n’auras pas d’autres dieux que moi.
4Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre.
5Tu ne te prosterneras pas devant ces images, pour leur rendre un culte. Car moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu jaloux : chez ceux qui me haïssent, je punis la faute des pères sur les fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération ; 6mais ceux qui m’aiment et observent mes commandements, je leur garde ma fidélité jusqu’à la millième génération.
7Tu n’invoqueras pas le nom du Seigneur ton Dieu pour le mal, car le Seigneur ne laissera pas impuni celui qui invoque son nom pour le mal.
8Tu feras du sabbat un mémorial, un jour sacré. 9Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage ; 10mais le septième jour est le jour du repos, sabbat en l’honneur du Seigneur ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’immigré qui réside dans ta ville. 11Car en six jours le Seigneur a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a consacré.
12Honore ton père et ta mère, afin d’avoir longue vie sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu.
13Tu ne commettras pas de meurtre.
14Tu ne commettras pas d’adultère.
15Tu ne commettras pas de vol.
16Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
17Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne : rien de ce qui lui appartient.»

La première parole donne la raison de ce don de la loi divine : si Dieu demande à l’homme de se conformer à un certain agir, c’est parce qu’il l’a libéré de l’esclavage. Il lui dit : puisque je t’ai libéré, vis libre ! C’est toute la dimension responsoriale de la morale.

Quelle est la postérité du Décalogue dans le christianisme ? Jésus fera référence aux commandements. Au jeune homme riche qui vient lui demander comment entrer dans la vie éternelle, Jésus rappelle que le chemin est d’abord de reconnaître que c’est Dieu qui est la source de tout bien — «Il n’y a qu’un seul être qui soit bon !» (Mt 19,17) —, puis d’observer les commandements. C’est pourquoi, bien que les chrétiens n’ont pas continué à observer tous les commandements que l’on trouve dans la Loi de Moïse, les considérant plutôt comme une préparation à l’Évangile, ils continuent de tenir en grande estime les Dix paroles.

5.4.2 «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés !» (Jn15,12)

Dans sa réponse au jeune homme riche, Jésus ne s’en est pas tenu aux commandements ; il a ajouté : «si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi !» (Mt 19,21) Ce que les commandements visaient se réalise pleinement lorsqu’on se met à suivre le Christ, à être son disciple. C’est Jésus lui-même qui est l’accomplissement de la loi. Dès lors, Jésus dépasse largement les commandements qui le précédaient. Il ne s’agit pas pour lui de les relativiser, de les alléger — Jésus ne se présente pas comme un rabbi libéral —, mais de montrer que le salut est encore au-delà de leur observance. C’est la fameuse série des «vous avez appris qu’il a été dit… eh bien moi je vous dis…» (Mt 5,17 à 6,18), dont la motivation est résumée de façon radicale par cet avertissement :

Mt 520«Je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux.»

Jésus résume tous les commandements dans une formule qui fait référence à sa propre attitude :

Jn 1512«Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.»

Il faut bien comprendre que pour Jésus le salut de l’homme ne se trouve pas dans la correspondance aux commandements, mais que cela ne rend pas pour autant ceux-ci facultatifs. Simplement, la grâce de Dieu ne dépend pas des mérites que l’homme pourrait prétendre acquérir par sa fidélité aux commandements ; elle est donnée par amour, tandis que les commandements sont le chemin naturel du disciple, celui auquel il est sans cesse invité à revenir : «Moi non plus, je ne te condamne pas : va, et désormais ne pèche plus !» (Jn 8,11)


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L’observance de ses commandements se trouve placée par Jésus dans un cadre vraiment relationnel. D’une part cette fidélité rayonne à l’extérieur, elle témoigne envers les autres : «c’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous vous reconnaîtront pour mes disciples» (Jn 13,35). D’autre part, cette fidélité aux commandements est en connexion avec l’amour que nous portons au Christ : «Celui qui a reçu mes commandements et y reste fidèle, c’est celui-là qui m’aime» (Jn 14,21). Et aussi : «Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait» (Mt 25,40). Notre action touche au lien que nous pouvons avoir avec le Christ. Il ne s’agit pas seulement d’un lien extrinsèque, comme si le Christ disait : je verrai à quel point tu m’aimes à ta façon de pratiquer mes commandements et de te conduire avec ces petits qui sont mes frères. Le lien est en réalité intérieur à la relation d’amour elle-même. Dans le même temps où j’aime le Christ, ce que je veux et ce qu’il veut commencent à se confondre, et c’est en apprenant à aimer ce qu’il aime que je m’unis à lui. C’est ainsi que celui qui aime le Seigneur est aussi celui qui est fidèle à ses commandements. Nous trouvons là une dimension importante de l’intimité, qui est la communion de volonté avec l’ami. Cette intériorisation de la loi morale est une des clefs de la vie spirituelle authentique.

Idem velle atque idem nolle — vouloir la même chose et ne pas vouloir la même chose ; voilà ce que les anciens ont reconnu comme l’authentique contenu de l’amour : devenir l’un semblable à l’autre, ce qui conduit à une communauté de volonté et de pensée. L’histoire d’amour entre Dieu et l’homme consiste justement dans le fait que cette communion de volonté grandit dans la communion de pensée et de sentiment, et ainsi notre vouloir et la volonté de Dieu coïncident toujours plus : la volonté de Dieu n’est plus pour moi une volonté étrangère, que les commandements m’imposent de l’extérieur, mais elle est ma propre volonté, sur la base de l’expérience que, de fait, Dieu est plus intime à moi-même que je ne le suis à moi-même [Augustin, Confessions, III, 6, 11]. C’est alors que grandit l’abandon en Dieu et que Dieu devient notre joie 19.

Sur le socle minimal de la loi morale que l’on retrouve dans les dix commandements, Jésus ouvre une nouvelle perspective à la vie morale. Il ne s’agit pas seulement d’organiser la société, de permettre un vivre ensemble. Encore moins de donner des occasions de pouvoir se sentir en règle ; il s’agir de construire de manière prophétique un monde nouveau. C’est dans ce sens que Jésus propose des attitudes qui dépassent de loin ce que la plupart des hommes estiment juste :

Mt 538Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent. 39Eh bien moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant ; mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. 40Et si quelqu’un veut te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. 41Et si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. 42Donne à qui te demande ; ne te détourne pas de celui qui veut t’emprunter.
43Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. 44Eh bien moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, 45afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. 46Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? 47Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? 48Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.

Jésus ne propose pas une morale idéale pour un monde paradisiaque. Il tient compte de la présence du mal, de la confrontation possible avec un ennemi qui nous veut du mal. La morale qu’il propose est une action non-violente au sens noble du terme : une action vraiment efficace mais qui veut se passer d’une riposte par le mal et la violence. Il y a quantité d’histoires vraies d’ennemis retournés intérieurement par la réaction déroutante de celui qu’ils agressaient. Mais bien sûr, cette action prophétique n’est pas sans risque.

Avec de tels commandements, comme aussi avec celui qui déclare adultère tout homme qui regarde avec désir une femme (Mt 5,28), il ne s’agit plus de se demander : suis-je en règle ? Mais bien : quel monde nouveau vais-je chercher à construire de façon prophétique ? Lorsqu’on poursuit ce but, on se rend compte qu’on ne peut y parvenir que dans l’union au Christ : «Je suis la vigne ; vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit ; car hors de moi, vous ne pouvez rien faire» (Jn 15, 5).

La question de savoir si les chrétiens sont ou non meilleurs que les autres perd donc de sa pertinence. Si l’Église intervient en matière morale, par des déclarations ou des mises en garde, ce n’est pas pour donner des leçons, parce que nous serions meilleurs ou nous croirions tels. Mais à la suite de Jésus nous disons : nous voulons un monde meilleur ! Et nous commençons à le réaliser.

5.4.3 Saint Paul et l’église apostolique

La morale de saint Paul est avant tout une morale de la charité :

Ga 514Toute la Loi atteint sa perfection dans un seul commandement, et le voici : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Rm 138Ne gardez aucune dette envers personne, sauf la dette de l’amour mutuel, car celui qui aime les autres a parfaitement accompli la Loi. 9Ce que dit la Loi : Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas de vol, tu ne convoiteras rien ; ces commandements et tous les autres se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. 10L’amour ne fait rien de mal au prochain. Donc, l’accomplissement parfait de la Loi, c’est l’amour.

Pour désigner la qualité particulière d’amour qui doit se vivre entre les chrétiens du fait que Dieu est amour et nous a tant aimés, les premières communautés vont promouvoir le terme agapè, qui était jusqu’alors assez marginal dans la terminologie de l’amour — celui-ci étant surtout désigné par éros, l’amour-passion, et philia, l’amour-amitié. Avec le terme agapè c’est une nouvelle vision de l’amour qui se répand. La traduction habituelle par charité permet mal de saisir cette révolution, car pour nous la charité est souvent misérabiliste, ou en tous cas dépourvue de profondeur. Or la charité est l’élan d’amour le plus profond, un élan qui s’enracine dans ce que l’homme a de plus intime, dans l’image de Dieu en lui. Et parmi tous les mouvements d’attrait intérieur il est l’élan qui va le plus loin car il est purifié du retour sur soi, de l’égoïsme. C’est de la charité dont parle Paul en des termes qui font toujours la joie des fiancés :

1 Co 134L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; 5il ne fait rien de malhonnête ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ; 6il ne se réjouit pas de ce qui est mal, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; 7il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. 8L’amour ne passera jamais.

La charité n’est donc pas un amour forcé qui sent la transpiration, mais celui que l’Esprit inspire au cœur de celui qui se livre à lui ; elle est l’amour qui permet les plus grandes choses car il est la véritable force de vie20. La loi de la charité, c’est la loi de l’Esprit : «ceux-là sont fils de Dieu qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu» (Rm 8,14). Et cette loi donne la vraie liberté : «là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté» (2 Co 3,17).

Il arrive aussi à Paul de situer la vie dans l’Esprit en la mettant en relief sur fond d’une liste de péchés :

1 Co 69Ne savez-vous pas que ceux qui commettent l’injustice ne recevront pas le royaume de Dieu en héritage ? Ne vous y trompez pas : les débauchés, les idolâtres, les adultères, les dépravés et les pédérastes, 10les voleurs et les profiteurs, les ivrognes, les diffamateurs et les escrocs, ne recevront pas le royaume de Dieu en héritage.

On trouve aussi de telles listes en Rm 1,29ss ; 13,13 ou Ga 5,19-21 (en quelque sorte les fruits de la chair, en opposition à ceux de l’Esprit). Saint Paul ne se limite pas à des énumérations négatives ; on le voit par exemple lorsqu’il fait le catalogue des qualités d’un évêque :

Tt 17Il faut en effet que le responsable d’une communauté d’Église soit un homme sans reproche, puisqu’il est l’intendant de Dieu ; il ne doit être ni arrogant, ni coléreux, ni buveur, ni violent, ni avide de propos malhonnêtes ; 8il doit ouvrir sa maison à tous, être ami du bien, raisonnable, juste, saint, maître de lui. 9Il doit être attaché à la parole sûre et conforme à la doctrine

Paul a le sentiment très net de transmettre un enseignement qui lui vient directement du Christ. Parfois aussi il enseigne de sa propre autorité, faisant preuve de créativité pour éclairer une situation nouvelle. On en trouve un exemple au sujet du mariage :

1 Co 710À ceux qui sont mariés, je donne cet ordre — il ne vient pas de moi, mais du Seigneur — : que la femme ne se sépare pas de son mari ; 11si elle est séparée, qu’elle reste seule, ou qu’elle se réconcilie avec son mari ; et que le mari ne renvoie pas sa femme. 12Aux autres, je déclare ceci — moi-même et non le Seigneur — : si un de nos frères a une femme non croyante, et que celle-ci soit d’accord pour vivre avec lui, qu’il ne la renvoie pas.13Et si une femme a un mari non croyant, et que celui-ci soit d’accord pour vivre avec elle, qu’elle ne renvoie pas son mari.

Ce souci de traduire la nouveauté de l’amour chrétien dans les situations diverses où les communautés sont plongées va se perpétuer tout au long de l’histoire. Aujourd’hui encore on entend parfois dire : pourquoi l’Église prend-elle position dans tel domaine ? On n’en dit rien dans la Bible ! Mais nous ne nous en tenons pas à une lecture fondamentaliste de la Bible, où il ne s’agirait que d’appliquer des principes écrits. Dès le début de l’histoire de l’Église les chrétiens ont cherché dans leur foi comment réagir aux défis nouveaux. Dans l’antiquité, on le voit par exemple pour le droit des enfants. Dans la société romaine où la survie de l’enfant dépendait du droit du mari — l’avortement n’étant puni que si le mari pouvait être lésé —, les premiers chrétiens insisteront sur le fait que le fœtus est un être vivant, tout comme le nouveau-né21. Ils proscriront l’avortement bien que la Bible soit peu loquace sur le sujet.

5.5 La loi de gradualité, ou la morale en habits de pastorale

La loi morale a pour but de faire saisir la vérité de l’homme : sa dignité, la grandeur de sa vocation à l’amour, sa situation dans le monde. Rappelez-vous le texte de Jean-Paul II vu en introduction du chapitre sur la loi morale, p.150 . La loi morale désigne ainsi des valeurs fondamentales et universelles.

La conscience personnelle va appliquer la connaissance universelle du bien dans une situation déterminée et exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite à choisir ici et maintenant. Nous avons également passé un bon moment à souligner la nécessité pour la conscience de rechercher la vérité, de dépasser l’inclination à la volonté propre, à ce qui me plaît ou qui me paraît à ma mesure. La loi morale exprime en effet des dimensions inviolables de l’homme :

Le rapport entre la foi et la morale resplendit de tout son éclat dans le respect inconditionnel dû aux exigences absolues de la dignité personnelle de tout homme, exigences soutenues par les normes morales interdisant sans exception tous les actes intrinsèquement mauvais. L’universalité et l’immutabilité de la norme morale manifestent et protègent en même temps la dignité personnelle, c’est-à-dire l’inviolabilité de l’homme sur qui brille la splendeur de Dieu 22.

Mais il arrive que je ne me trouve pas en mesure d’accomplir ce que la loi morale demande. C’est le cas lorsque des combats intérieurs d’ordre psychologique s’emparent de moi et troublent ma volonté. C’est le cas lorsque la force d’une habitude mauvaise a creusé en moi un sillon dont je peine à sortir. C’est le cas lorsque je me convertis et découvre la vérité morale que je ne me suis pas accoutumé à vivre. C’est le cas lorsque l’adhésion à la vérité qu’exprime la loi morale ne peut se faire immédiatement, à cause des liens dans lesquels je suis engagé, des personnes qui vivent autour de moi et dont je dois respecter le rythme de cheminement vers la lumière.

La vie morale n’est pas quelque chose de l’ordre du tout ou rien, du tout pur ou du complètement mauvais. Il y a beaucoup de situations où la vie morale prend plutôt l’aspect d’une marche sur un chemin où l’on progresse, d’un escalier dont on gravit peu à peu les degrés. C’est ici qu’intervient la loi de gradualité. Il ne s’agit pas d’adapter la loi morale à la diversité des situations humaines, mais de reconnaître que l’application de cette loi n’est pas possible immédiatement dans toutes les situations humaines.

Commençons par définir ce que n’est pas la loi de gradualité : elle n’est pas la gradualité de la loi, c’est-à-dire le fait de considérer que la loi de Dieu ne s’applique pas de la même façon à tous les hommes dans toutes les situations, qu’il faut proposer une loi morale adaptée à la situation. Vouloir réduire le projet de Dieu exprimé dans la loi morale est un manque de respect envers la dignité de l’homme et envers la grandeur de chaque être humain appelé à un agir bon. On ne peut pas se contenter de proposer la loi morale comme un idéal plus ou moins hypothétique, qui ne pourra être réellement atteint que par des personnes quasiment idéales. La loi morale s’adresse pertinemment à moi, à tous, toujours ; il ne s’agit pas d’adapter ses exigences.

La loi de gradualité continue de proposer la norme morale à chacun, mais elle tient compte du fait que la personne humaine n’est pas un robot, que le choix d’un agir bon se heurte à beaucoup de conditionnements qu’il faudra patiemment dépasser. Ce processus de gradualité — le mot «loi» peut induire en erreur car il ne s’agit pas d’une loi au sens de la loi morale mais plutôt des lois de la nature — désigne le cas où la personne saisit la valeur que propose la loi morale, la recherche activement, mais ne peut pas encore pleinement la posséder, pour toutes sortes de raisons qui dépassent sa liberté, et se trouve donc objectivement dans une situation de péché.

Ce processus de gradualité a été suggéré dans le domaine de la morale sexuelle, surtout autour de l’encyclique Humanæ Vitæ qui voulait éviter au monde d’entrer dans la mentalité contraceptive et dans une conception étriquée de la sexualité. Paul VI puis Jean-Paul II ne voulaient pas que par leur invitation les couples soient mis devant la simple alternative de soit considérer l’Église comme inhumaine ou incompétente, soit «se raidir dans un impossible effort au prix de l’harmonie et de l’équilibre voire de la survie du foyer»23. Il fallait rappeler que la sainteté n’est pas un statut selon lequel on est à l’intérieur ou à l’extérieur, mais que l’on chemine vers la sainteté et que parfois on peine au cours de la marche et qu’il faut du temps pour avancer.

Dans ce cadre, on n’en viendra pas à dire que tel mal moral est permis, mais plutôt que le péché commis ne relève pas automatiquement du péché grave et mortel même s’il contrevient clairement à la loi morale en matière grave. Cette nouvelle conception de la loi morale n’est possible que si l’on se place dans le cadre d’un progrès vers le bien. Elle ne se résigne pas au mal à cause de nos limites, mais elle considère que tout le bien n’est pas possible immédiatement, qu’il faut laisser une place à l’espérance.

Faire entrer la morale dans le cadre de l’espérance suppose que la personne va «mettre en place un processus dynamique destiné à établir les conditions nécessaires à une observance plus proche du vrai bien»24. Lorsque je ne peux pas m’en sortir par un effort direct de la volonté sur le manquement lui-même, je suis néanmoins tenu de mettre en place un processus de progrès, qui concernera des morceaux plus larges de ma vie : garde du cœur, de l’imagination, vigilance sur ce que je regarde, ce que j’écoute, les personnes que je fréquente, une vie de prière et d’intériorité, une vie saine, une culture du beau, de la gratuité, etc.

À côté des questions de morale sexuelle, cette loi de gradualité peut concerner l’exigence de restitution du bien volé, lorsque cette restitution ne paraît pas possible aussitôt ; ou le désarmement international, lorsque la dissuasion est encore nécessaire comme étape vers un désarmement progressif ; ou de nombreuses situations sociales, lorsque la justice évangélique est encore loin hors de portée et que le chemin passe par la prise de conscience des responsabilités personnelles de chacun.

Sur ce chemin de progrès le recours au sacrement de réconciliation est le moyen d’entretenir la communion avec Dieu et de rester dans la tension amoureuse vers sa volonté. Malheureusement certains confesseurs peinent à comprendre cet aspect de cheminement et voudraient alléger la vie de leur pénitent en les disculpant une fois pour toute, en disant : «dans ta situation ce n’est pas un péché». Pourtant, ce n’est pas alléger un fardeau que de le nier et un des aspects de la dissidence chrétienne au milieu du monde est de refuser la tentation de se vouloir irréprochable, le désir d’être en droit, de paraître blanc. La vraie condition humaine est d’être pécheur pardonné. C’est une identité heureuse lorsqu’elle est vécue dans l’amour. Mais quand le pardon devient suspect, la seule issue possible est d’être absous à l’avance par la suppression de la loi morale. On décèle là un défaut dans la foi en l’amour véritable.

5.6 Conclusion : Être disciple de la lumière et de la vérité

L’amour est la lumière de l’homme et de toute vie en société. Cet amour ne s’édifie que dans la vérité, sinon il se dresse contre l’homme et sert de déguisement à l’égoïsme. Vivre l’amour est un effort et une joie. La joie jaillit grâce à l’effort constant pour devenir un être qui grandit dans l’amour, un être bon et vertueux. Cette joie de l’amour véritable devra être ce qui nous conduit dans le combat contre le mal en nous et autour de nous. Pour terminer le cours, faisons à nouveau une visite à ces chers dissidents russes, des hommes qui ont su être disciples de la lumière et de la vérité au milieu des ténèbres et du mensonge sur l’homme. La clairvoyance et la force dont ils sont animés n’est pas le fruit d’une décision d’un matin, comme on met un vêtement plutôt qu’un autre. Dans son livre, Christoph Schönborn évoque le témoignage d’Alexandre Soljenitsyne :

À la fin de «l’archipel du Goulag», son grand ouvrage sur les camps de travail forcé soviétiques, où il a passé des années, Alexandre Soljenitsyne pose cette question : Comment se fait-il que j’étais de ce côté-là, et pas de l’autre ? Pourquoi ne suis-je pas devenu un agent du KGB, un agent secret, un oppresseur ? Pourquoi ai-je pris le chemin d’un camp de détention ? Il analyse de manière impressionnante comment il en est arrivé là. Il s’est toujours trouvé à la croisée de plusieurs chemins, où, sans trop savoir pourquoi, il a choisi le bien plutôt que le mal sans mesurer vraiment toute la portée de ses décisions. Il pensait que cette inclination au bien, que nous appelons vertu, lui venait peut-être de son éducation, ou de sa grand-mère, et qu’elle le portait à résister aux formes de tentation, et à choisir le bien. Loin d’être toutes mûries, nos décisions sont parfois prises instinctivement. Lorsque nous sommes fermement et durablement enclins au bien, et c’est cela être vertueux, nous décidons spontanément de nous engager dans la bonne direction. 25

1.C’est le choix qu’a fait le Catéchisme de l’Église catholique pour sa troisième partie.

2.Jean-Paul II aux jeunes à Czeschotowa en 1991, peu après la chute du Rideau de fer et de nombreuses dictatures communistes.

3.Jean-Paul II, «Discours aux participants du Congrès international de théologie morale», 10 avril 1986, § 2, Insegnamenti IX, 1 (1986), p.970-971, cité dans Jean-Paul II, Veritatis splendor, p. 84

4.Cf. Benoît XVI, Visite au Parlement fédéral – Discours devant le Bundestag, Berlin, 22 septembre 2011, url : http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/speeches/2011/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20110922_reichstag-berlin_fr.html.

5.Cette intuition se trouve confirmée par la science contemporaine, qui découvre que l’univers est compréhensible à l’esprit de l’homme, que les lois qui régissent son fonctionnement peuvent être exprimées en termes mathématiques issus des concepts de la raison humaine.

6.Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle  : nouveau regard sur la loi naturelle, 20 mai 2009, url : http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/cti_documents/rc_con_cfaith_doc_20090520_legge-naturale_fr.html, № 5.

7.ibid., № 7. De la suite du texte provient aussi l’essentiel du «tour d’horizon» qui suit.

8.Isabelle Robinet, Le salut chinois ou l’insertion du microcosme dans le macrocosme, dans : Encyclopédie des religions, t. 2, Paris : Bayard, 1997, p. 1770.

9.CTI, À la recherche d’une éthique universelle, № 17.

10.Sophocle, Antigone, 442 avant Jésus-Christ : Suite à une bataille où Étéocle et Polynice, les deux frères d’Antigone, sont tués, Créon, le roi de Thèbes, ordonne des funérailles solennelles pour Étéocle, mais interdit qu’on ensevelisse son frère, du camp ennemi. Antigone refuse de se soumettre. Elle annonce qu’elle enfreindra l’ordre royal, contraire aux lois divines. Il vaut mieux obéir aux dieux qu’aux hommes. Cette contradiction constitue le thème de la tragédie qui porte son nom. À Créon elle affirme : «Je suis née pour partager l’amour et non la haine», ce qui lui attire cette réponse : «Va-t’en donc partager l’amour parmi les morts» (Sophocle, Antigone, 522-523). Antigone est enfermée vivante dans le tombeau de ses aïeux.

11.Voir la discussion proposée par Médevielle, «La loi naturelle selon Benoît XVI», p. 357 : «on a retenu des existentialistes qu’être humain relevait d’un projet. Il n’y a plus d’essence et de nature humaines, seules subsistent des existences en devenir, marquées par la contingence et la particularité. Tout discours à prétention universelle serait alors une manière de camoufler ou de nier ses intérêts particuliers, individuels ou collectifs. [...] On retrouve ici le perspectivisme éthique.» Cet article est une référence intéressante à lire en entier.

12.Newman, Difficulties of Anglicans, II, p. 246.

13.Benoît XVI, Discours aux participants au congrès international sur la loi naturelle organisé par l’Université du Latran, 12 février 2007.

14.Ibid.

15.Ibid.

16.Benoît XVI, Rencontre avec le Parlement et la British Society, Westminster Hall - City of Westminster, 17 septembre 2010, url : http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/speeches/2010/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20100917_societa-civile_fr.html.

17.Benoît XVI, Lumière du monde, 2010

18.Évocation par Joseph Ratzinguer dans Joseph Ratzinger et Paolo Flores d’Arcais, Est-ce que Dieu existe ?, Dialogue sur la vérité, la foi et l’athéisme, Paris : Payot & Rivages, 2006, p. 59

19.Benoît XVI, Deus caritas est, encyclique, 25 décembre 2005, url : http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/encyclicals/documents/hf_ben-xvi_enc_20051225_deus-caritas-est_fr.html, № 17.

20.Pour une méditation excellente sur le thème de l’amour — éros et agapè — voir ibid., № 3-15.

21.Chez les Romains se rencontrait la pratique de l’exposition : l’enfant qui n’était pas accepté par le père était «ex-posé» devant la porte ou sur une décharge publique. À l’inverse on lit dans la Didachè (tournant du Ier au IIe siècle) : «Tu ne tueras point ; tu ne commettras point d’adultère ; tu ne souilleras point les enfants ; tu ne seras point impudique ; tu ne déroberas point ; tu ne t’adonneras point à la magie ; tu ne prépareras point de breuvages empoisonnés ; tu ne tueras point l’enfant par avortement et tu ne le feras pas mourir après sa naissance.» (Didachè 2,1).

22.Jean-Paul II, Veritatis splendor, № 90.

23.Paul VI, discours aux Équipes Notre-Dame, 4 mai 1970.

24.Alain You, La loi de gradualité, une nouveauté en morale ?, fondements théologiques et applications, Lethielleux, 1991, p. 41.

25.Schönborn, Suivre Jésus au jour le jour, p. 92.