L’alliance que l’histoire du déluge établit, Jésus est venu nous apprendre la vivre, et le premier apprentissage qu’il nous donne pour vivre l’alliance c’est d’être tenté… C’est intéressant que Jésus soit tenté, lui qui n’a pas péché. Dans notre vie la tentation débouche de temps en temps sur le péché, et on a finalement l’impression que le fait d’être pris dans la tentation vient du fait que nous sommes pécheurs. Nous pouvons même nous lamenter envers Dieu en disant : “Oh Seigneur ce n’est pas juste, nous sommes trop tentés, tout çà est au-dessus de nos forces, c’est à cause de nos faiblesses de pécheurs…” Et nous voyons pourtant que Jésus, le Fils de Dieu qui n’a jamais péché, est tenté.
Être tenté ne relève pas de notre “être pécheur”, c’est une aventure que doit vivre tout être spirituel, c’est à dire tout être libre. Les anges aussi furent tentés, tentés de ne pas accepter leur condition et de se prendre pour Dieu. C’est ainsi qu’est né le diable, cet ange qui ne veut plus aimer Dieu mais veut plutôt prendre sa place. Cela lui a traversé l’esprit — si j’ose dire ! Il pouvait choisir puisqu’il était libre —, et non seulement cela lui a traversé l’esprit mais malheureusement il l’a choisi, il a fait son bien de ce mal.
Nous aurions préféré que non car son rêve est maintenant d’entraîner les hommes sur son chemin de révolte et il y travaille bien ! Mais nous savons qu’il n’aura pas le dernier mot, qu’il a été vaincu par le Christ, déjà au désert pendant ces 40 jours, et puis surtout par la fidélité du Christ jusqu’à la croix, victoire que sa résurrection d’entre les morts vient certifier. Le diable est défait !
Il nous reste une précision à saisir : ce n’est pas parce que le diable nous tente que toutes les tentations sont du diable. Il nous faut marcher sur une ligne de crête entre deux versants sur lesquels roulent des chrétiens. Il y a des chrétiens qui se disent : “Oh le diable c’est des inventions du Moyen Âge ou d’il y a bien plus longtemps encore, mais nous qui sommes d’un monde raisonnable, moderne, libéré, nous savons bien que le diable n’existe pas, que ce ne sont que des mécanismes psychologiques. C’est un versant excessif qui néglige toute une partie du monde, ce monde des esprits que l’on ne voit pas, que la science n’observe pas, l’univers invisible dont parle le Credo.
Sur l’autre versant, il y a des chrétiens — qui se croient plus chrétiens que les premiers —, qui voient le diable partout, et s’ils sont tentés de manger un morceau de chocolat un jour de carême, c’est que le diable le leur a inspiré ! Là aussi c’est une exagération, le diable ne passe pas son temps à des futilités de ce genre.
Il nous faut marcher sur une ligne de crête entre les deux. Toute tentation n’est pas du diable, il y a la tentation “commune”, qui est liée tout simplement à l’exercice de notre liberté et à une sorte de défaut de perception en nous de ce qui est notre vrai bien : un manque de jugement. Nous avons du travail à développer chez les jeunes et en nous ce sens du jugement de ce qui est notre vrai bien. Je prends un exemple tout bête, enfantin : je suis tenté de me resservir trois fois au dessert, quitte à en priver les autres… Je ne crois pas que le diable y soit pour quelque chose. Simplement j’ai cru que là résidait mon véritable bien, en négligeant de juger du bien des autres et même de mon véritable bien, sans penser à l’affaiblissement de ma volonté quand je m’habitue à succomber aux tentations.
Mais si, par contre, je suis tenté de vider toute la boîte de chocolat dont maman avait dit de ne surtout pas y toucher, alors là il y a fort à parier que le diable s’en mêle. On le voit bien à ce que cela va m’entraîner à bien plus que de manger du chocolat : cela va m’entraîner à mentir, cela va m’entraîner, au besoin, à accuser quelqu’un d’autre. Mensonge, dissimulation, accusation fausse, ce sont bien les œuvres du diable.
J’ai parlé d’un bête exemple de boîte de chocolat, mais chacun dans sa vie par rapport à la fidélité, par rapport à la justice, peut trouver ce genre de tentation du diable. Le signe de la présence du diable, c’est la séduction du mal. Le mal m’attire, il m’attire tellement qu’il fausse mon jugement, je me mets à raisonner d’une autre façon, à me donner des raisons de mal faire. Rappelez-vous de ce que Jésus disait du diable : il est « menteur et père du mensonge » (Jn 8,44).
Il n’y a pas que la séduction du mal qui perturbe le jugement, une autre preuve de cette venue du diable, c’est l’invasion d’une puissance destructive dans notre vie et dans celle des autres. Dans le mal que j’ai fait, ce qui tend à me détruire moi-même, à me détester moi-même, à me rejeter moi-même, cela est sûrement la signature du diable. Ce qui tend à détruire les autres, à les asservir, à leur faire perdre la confiance en eux, l’estime d’eux-mêmes jusqu’à parfois les pousser à des extrémités, voilà aussi l’œuvre du diable.
Il nous faut débusquer cette œuvre pour ne pas nous mettre à raisonner comme satan mais comme le Christ. Et le raisonnement du Christ est celui d’une fidélité sans faille, quels que soient les obstacles. Je pense que c’est le vrai raisonnement qui doit nous aider à déjouer toutes les tentations : “Seigneur Jésus, je veux être fidèle comme Toi, fidèle même quand je ne sais pas comment Dieu fera pour me tirer d’affaire, parce que je sens bien que ma fidélité ne m’apporte pas que des avantages. Mais si je suis fidèle, je sais que Dieu pourra faire aboutir ma cause et la sienne.” Voilà le seul raisonnement valable devant la tentation.
Nous voilà partis comme Jésus pour 40 jours au désert, 40 jours de carême pour développer en nous une sensibilité nouvelle aux choses invisibles, aux choses d’en-haut, à l’amour de Dieu que l’on ne voit pas, mais que l’on trouve quand on le cherche. Et nous allons faire cela ensemble. On pourrait se dire que des efforts pour vivre les réalités d’en-haut chacun peut les faire quand il en a besoin… Pourquoi faut-il la période du 26 février au 7 avril pour faire cela ? Mais nous voulons vivre ce carême ensemble, en se serrant les coudes, en s’encourageant les uns les autres dans cette recherche des réalités d’en-haut. Encouragez-vous à vivre un bon carême, aidez-vous les uns les autres, en famille, entre voisins aussi, encouragez-vous dans cette course, criez-vous les uns aux autres : “Allez, vas-y plus fort, plus décidément”.
Cette solidarité est très ancienne : le carême est né dans l’antiquité quand des adultes ont dû se préparer au baptême. Ils étaient baptisés à Pâques et vivaient leur dernier effort pour tourner leur cœur vers Dieu pendant ces 40 jours, comme Jésus. La communauté chrétienne qui les entourait ne disait pas : “Allez, bon courage les amis… on vous retrouve à Pâques… !” Elle disait plutôt : “On est avec vous, on se serre les coudes avec vous, on utilise avec vous les moyens du combat spirituel que sont le jeûne, la générosité dans l’aumône, et la prière. C’est avec vous qu’on va le vivre parce que vous êtes nos frères.”