Contribution de la famille à un monde sauvé — conférence à Namur, 12 février 2024. La vidéo peut être regardée ici. Je recommande aussi chaleureusement le reportage « Une seule chair », épisodes 1 et 2.

« L’avenir de l’humanité passe par la famille », disait le pape saint Jean-Paul II en concluant il y a 42 ans son exhortation apostolique sur la famille. C’est encore plus clair aujourd’hui, bien que ceux qui le comprennent sont peu nombreux. L’humanité a besoin de la famille, mais plus encore la famille est pour l’humanité source de joie et d’espérance. La famille stable est plébiscitée parmi les valeurs recherchées par les jeunes, bien que dans les faits elle est trop souvent en péril (il y a là un manque d’éducation à la vertu, à l’endurance pour le bien. Nous pourrons y revenir).

Introduction :
Dieu sauve l’humanité par le style d’amour de la famille

Je voudrais parler aujourd’hui de la famille selon le plan de Dieu, comme l’enseigne l’Église catholique, la famille fondée sur le mariage de l’homme et de la femme. Ce n’est plus courant de parler ainsi. Aujourd’hui, dans la culture contemporaine, cette vision de la famille est plutôt mise dans un coin, pour promouvoir toutes sortes de formes alternatives de familles. Cela peut partir d’une bonne intention : manifester à chacun qu’il a sa pierre à apporter à l’édifice de la société, quelle que soit son histoire, les accidents de sa vie affective, les limites de sa vie. Mais en général on ne s’arrête pas là. Beaucoup exigent la reconnaissance de leur mode de vie, quel qu’il soit ; ils veulent qu’on entre dans l’institutionnalisation de formes de vie uniquement fondées sur des opinions individuelles et sur la volonté propre des personnes, leurs simples désirs. Or, bien sûr, la liberté individuelle est une grande valeur, mais elle ne peut pas être la seule. On ne peut pas construire une société avec pour seule grande référence la liberté de choisir son mode de vie. Cela ne suffit pas. On le voit d’ailleurs tout de suite en matière de famille, car tout choix de mode de vie s’impose rapidement à d’autres qui constituent aussi la famille. Plus largement, si on réclame l’institutionnalisation de toutes les formes de famille imaginables, il n’y a plus comme perspective que le relativisme. À première vue cela soulage de pouvoir vivre comme on le veut, mais ensuite les personnes se sentent bien vides et bien seules. Quand tout se vaut, tout perd inévitablement de sa valeur, et alors, pour quoi se battre dans la vie, pour quoi faire les sacrifices que toute vie exige ? Nous devrons chercher d’autres sources de valeurs à ajouter à celle de la liberté.

En raison de ces rapides considérations, je voudrais ce soir parler de la chance qu’est, pour le monde d’aujourd’hui, la famille fondée sur le mariage de l’homme et de la femme. Et puisque la nature humaine est une, je sais que ceux qui n’ont pas la chance de vivre dans un mariage uni pourront aussi tirer du fruit de cet exposé, partant chacun de là où il en est.

Remarquons d’abord que la famille prend une importance considérable dans le plan de salut de Dieu pour l’humanité ; au point qu’il est né sur terre dans une famille ; au point où le Christ a restauré le mariage selon le rêve du Père, un mariage pour toute la vie, alors que le découragement avait gagné le peuple juif qui avait prévu toute une législation du divorce ; au point, aussi, où le Christ sur la croix donne sa mère à toute l’humanité pour que nous l’ayons comme mère. Bref, quand Dieu veut redonner à l’humanité l’espérance de parvenir à sa lumière, quand il vient saisir l’homme perdu dans les ténèbres du désespoir et de l’égoïsme, il passe par la famille.

À cause de cela, l’Église devrait regarder la famille comme un de ses biens les plus précieux. Elle le fait déjà, mais nous sommes beaucoup à penser qu’il y a des choses nouvelles à tenter pour encourager le mariage, pour soutenir les familles qui souffrent, pour aider à la réconciliation, pour abriter ce qui est fragile ou détruit. Et d’abord, pour faire rayonner la grâce de la famille, comme nous le faisons ce soir… merci aux organisateurs !

Esquisse du parcours

Pourquoi la famille est-elle une bonne nouvelle pour toute la société ? Principalement en raison de la qualité de l’amour qui s’y développe. À l’heure ou l’individualisme fait vivre chacun sur son île déserte, libre mais affreusement seul, la famille est un lieu sauveur : si elle apparaît comme porteuse de contraintes, on se rend compte que finalement c’est là que se libère notre plus belle énergie, notre force d’aimer, de se donner pour aimer.

Cette bonne nouvelle d’un amour de qualité peut rejaillir même dans l’organisation de la cité, dans la politique. Il faut beaucoup de courage pour affronter les forces qui cherchent à désintégrer la famille. Mais, même menacée et fragile, la famille rappelle que le sens de toute vie c’est d’aimer et se donner. C’est quand on vit ainsi que l’on est créatif pour soi et pour les autres.

La famille révèle ce sens de la vie à partir de plusieurs élans naturels en nous : le désir sexuel, l’instinct maternel, le désir d’être père, le besoin pour l’enfant d’être accueilli… Ainsi, la famille permet de fonder la société à partir du fond de l’être humain. Plutôt qu’une organisation de la société par en haut, par un déferlement de règles, de normes et leur corollaire de surveillances multiples, la famille permet d’organiser la société par le bas, en mobilisant les aspirations les plus nobles de l’homme. C’est un des aspects du principe de subsidiarité si cher à l’enseignement social de l’Église. Il est temps de voir émerger une vision politique qui, au lieu de tout légaliser au point de ne plus se soucier de comment vont les familles, donnerait plutôt à ceux pour qui la famille est une grande valeur quelques aides pour parvenir à la réaliser. En effet, comme le disait le concile Vatican II, la famille est la « cellule première et vitale de la société » (décret sur l’apostolat des laïcs, Apostolicam actuositatem, 11.)

Un fondement intime : l’amour des conjoints

Une promesse et un échec

Avant même l’apparition de l’enfant, la perspective de la famille façonne l’amour de l’homme et de la femme. Ils savent que par leur union sexuelle, ils peuvent devenir père et mère. C’est un rétrécissement dramatique de l’amour humain que d’exclure cette puissance de fécondité qu’il y a dans l’union du corps de l’homme et de la femme. Aujourd’hui, l’éducation sexuelle des jeunes tourne surtout autour des conditions pour obtenir un plaisir consensuel et pour exclure la fécondité qui surgit comme un inconvénient. Loin de moi l’idée de bannir l’éducation sexuelle, mais il serait grand temps d’en faire une éducation à la responsabilité dans l’amour. Dans le fait que l’union sexuelle peut conduire à engendrer la vie, il y a pour ceux qui s’aiment et pour toute la société un apprentissage fondamental sur ce qu’est l’amour. Je voudrais y passer un moment.

Quand Jean-Paul II a développé ce qu’on appelle la théologie du corps, il était mû par l’intuition que l’être humain est créé à l’image de Dieu non seulement dans son esprit et son cœur, mais également dans son corps. Bien sûr, Dieu n’a pas de corps, mais son image s’imprime dans la corporéité humaine parce que le corps aussi est fait pour aimer comme Dieu aime : le corps humain possède la capacité de vivre le style d’amour qui est vécu dans la Trinité entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Et quel est ce style d’amour : un amour fondé sur le don réciproque des personnes : elles aiment en se donnant l’une à l’autre.

Or, ce n’est pas comme cela que ça se passe spontanément. La vie de l’homme est décalée par rapport au projet de Dieu, c’est ce qu’on appelle le péché originel. L’amour physique, l’amour vécu dans le corps, se présente à notre conscience un peu comme un don de soi mais surtout comme une saisie de l’autre qui est utile à l’obtention du plaisir sexuel. Et finalement, il est si facile d’utiliser l’autre et de s’utiliser soi-même pour cela, de sorte que, même lorsque ce plaisir est partagé, les partenaires sont restés au niveau d’un vécu utilitariste de l’amour : ils ont passé un bon moment, ils ont été utiles l’un à l’autre pour une fin qui reste extérieure à leur être profond ; ils se sont procuré la satisfaction sensuelle, mais ils sont restés les partenaires d’une occupation qui n’est pas encore l’amour : ils ne sont pas devenus des conjoints. Leur élan sexuel les a rapprochés pour réaliser quelque chose qui n’est pas encore une union.

Malheureusement, à cause d’une vision utilitariste de la vie qui saisit toutes les dimensions de l’existence — on va se demander à quoi ça sert de croire, d’aller à la messe ; les enfants vont demander à quoi ça sert d’étudier, etc. Tout doit servir, rien n’a de valeur par soi — beaucoup de couples ont du mal de dépasser un vécu utilitariste de leur activité sexuelle. Celle-ci, au lieu de les unir, les sépare peu à peu, les fait rêver que l’autre désire de la même manière qu’eux, etc. C’est la source d’une grande souffrance, et, trop souvent, la cause profonde de bien des séparations.

La perspective de la famille sauve l’amour

Comment sortir de cette impasse ? Regarder l’amour de l’homme et de la femme comme orienté vers la famille peut apporter une perspective nouvelle, une nouvelle qualité d’amour qui bénéficiera à toute la société. D’abord parce que la famille réclame que l’amour de l’homme et de la femme s’engage dans une union indissoluble, un « pour toute notre vie » qui permet la stabilité que tout être humain désire secrètement. Cette union indissoluble, c’est le mariage, qui demande aux partenaires de devenir époux et épouse : « je te reçois comme époux/se… et je me donne à toi, pour nous aimer fidèlement, dans le bonheur et dans les épreuves, et nous soutenir l’un l’autre, tout au long de notre vie. » (rituel du mariage, troisième formule). Le mariage n’est pas un partenariat que l’on conclut avec quelqu’un pour traverser la vie en maximisant les satisfactions et en minimisant les inconvénients. Une telle perspective ne dure pas longtemps. Le mariage est le don total que l’on fait de soi-même à l’autre. On se marie parce qu’on s’aime, sûrement, mais, comme le dit la formule du mariage, on se marie pour s’aimer. Le bonheur viendra de cette façon de vivre qui consiste à se donner soi-même à quelqu’un qui lui aussi se donne à nous. D’ailleurs, parfois, à cause des blessures de son histoire, l’un des deux se donne peu ou presque pas. S’il n’y a pas un progrès résolu qui se met en place, cela peut devenir la source d’une grande souffrance. Il est probable qu’une incapacité psychologique à vivre l’amour comme un don de soi est cause d’une nullité du mariage, tant cet élément est constitutif de l’amour conjugal. L’amour conjugal, c’est : je me donne à toi, comme un don précieux, et je t’accueille comme un don précieux, infini, pour toute ma vie.

Le second lieu où la perspective de la famille accomplit l’amour humain est l’ouverture aux enfants. Cette ouverture fait échapper, et demande d’échapper, à la vision utilitariste qui gangrène toute la vie sociale contemporaine. Ce n’est pas un hasard si l’enfant est normalement le fruit de l’amour de ses parents. C’est un droit de tout être humain de naître de l’amour de ses parents, d’avoir une existence directement enracinée dans l’amour. Il faut que ce droit soit assuré au plus grand nombre et que la société ne se permette pas de le mettre en balance avec des désirs d’adultes qui se font passer pour des droits.

Mais ce n’est pas que du côté de l’origine de l’enfant que la fécondité de l’amour humain nous instruit. Cette fécondité vient aussi rendre à l’union des corps sa vocation à aimer comme Dieu aime. Par leur capacité à engendrer une nouvelle vie, les époux perçoivent que leur union les dépasse, qu’il s’y joue quelque chose de la visite du Dieu créateur, qu’ils sont en train de vivre le don d’eux-mêmes l’un à l’autre et que ce don réciproque est fécond comme l’amour de la Trinité est fécond et donne la vie. « Notre amour est si grand qu’il peut donner la vie comme Dieu », doivent se dire les conjoints.

C’est ici qu’on peut sentir le danger que fait courir la mentalité contraceptive qui s’est développée dans la société au point qu’utiliser la contraception ne semble même plus l’affaire d’un choix. Je ne veux pas dire que les couples doivent avoir tous les enfants que leur donnerait la nature conjuguée à un amour passionné. L’Église défend la paternité responsable. Mais ça serait bien que le monde médical se penche à nouveau sur la régulation naturelle des naissances, pour sortir de l’illusion que cela ne marche pas. Car la régulation naturelle des naissances permet ce que la contraception ne permet pas : honorer le don que se font l’un à l’autre les conjoints de tout leur être. Dans la mentalité contraceptive, on dit à l’autre : pour pouvoir nous unir, il y a une partie de toi, une partie de moi qu’il faudra enlever ; notre fécondité n’est pas notre richesse commune mais elle est un obstacle à notre rapprochement. Eh bien, tôt ou tard, petitement ou grandement, l’amour physique se transforme en une utilisation mutuelle plutôt qu’un don réciproque. Et même si c’est par générosité qu’une épouse acceptera ou choisira la contraception, ce qui pourrait paraître un don de soi s’avérera être l’occasion de s’éloigner de plus en plus l’un de l’autre. Et l’homme perd une fameuse occasion de se consacrer vraiment à sa femme, de vivre plus résolument sa vie amoureuse comme un don de soi, alors que naturellement il est davantage dans la possession.

Ceci dit, le chemin de la régulation naturelle des naissances est un chemin exigeant, qui demande aux deux conjoints de vouloir avancer ensemble dans la maîtrise de soi, mais cela peut guérir bien des exigences égoïstes, bien des apitoiements sur soi, bien des isolements. La vie conjugale dans le mariage est appelé à être une école de l’amour, où des conjoints blessés apprennent à aimer en vérité. Dieu veut sauver l’amour humain, il veut libérer les conjoints des apparences d’amour sous lesquelles se cache l’esprit de domination et de jouissance qui tend à ne voir l’autre que comme un être utile. Ce n’est pas une petite chose que demander l’aide de Dieu pour réaliser cela. Le combat pour humaniser la sexualité a besoin de beaucoup d’énergie spirituelle.

Dans une culture où le désir sexuel est devenu fou, où l’attitude de prédateur est à la fois combattue — « balance ton porc » — et stimulée —hyper-érotisation par les médias —, le fait d’orienter ce désir sexuel dans le sens de l’amour véritable au sein de la famille est vraiment un apport précieux. Nul doute que les enfants percevront inconsciemment les efforts de leurs parents de progresser vers un amour où chacun se donne en vérité.

La famille, où l’enfant est appelé par Dieu à vivre et grandir

Être et devenir humain

L’être humain est éminemment social. C’est même impossible de devenir humain sans un minimum de lien avec d’autres humains. cf. l’expérience que mena au XIIIe siècle l’empereur germanique Frederik Barberousse ; il parlait neuf langues et voulut savoir quelle langue l’être humain parlait naturellement ; il fit élever 6 bébés par une nourrice qui n’avait le droit que de les nourrir et les changer, sans leur parler. Non seulement les nourrissons ne parlèrent pas mais ils moururent… C’est impossible d’exister comme être humain si on n’a pas été inséré comme un égal dans une société humaine.

Et comment surgit-on dans l’existence ? Parce que l’on a été engendré ! Et c’est dans la famille que sont engendrés les enfants, c’est dans la famille qu’ils se développeront, qu’ils seront élevés et deviendront les adultes de demain. Certains rêvent bien de fermes-internats où seront produits et conditionnés les êtres humains du futur, mais prions que cela n’arrive jamais.

Tout être humain vient au monde normalement dans une famille, et quand la famille manque c’est une grande blessure, que l’Église doit accompagner. Le Fils de Dieu est né dans une famille, il y a vécu le plus long de sa vie, et ce fut son premier acte d’obéissance au Père par laquelle finalement il racheta le monde. L’accueil et la croissance d’un enfant dans la famille est un premier acte du salut.

La famille, « cellule première et vitale de la société », est clairement le lieu où chacun devient l’être humain qu’il est pourtant déjà depuis sa conception. Il n’est pas juste de dire qu’on devient humain après avoir été pendant un certain temps un petit animal ou une petite chose ; cela n’a pas de sens, la science ne montre pas le moment d’un saut de l’animal à l’humain au cours du développement du fœtus ou de l’enfant. Mais il n’est pas juste non plus de chercher à trouver dès le début tout ce qui fait un être humain accompli. La réalité de l’être humain est un développement continu, une croissance intérieure et extérieure très progressive. Cette croissance se passe dans la famille et elle est possible par la famille.

L’appel de Dieu dès le commencement

Dans la lettre aux familles (cf. № 9), Jean-Paul II remarque que, tandis que les parents s’unissent d’une union féconde, Dieu adresse par eux un appel au nouvel être humain, qui l’ouvre à l’éternité. « Dieu a voulu l’homme dès le commencement et Dieu le veut dans toute conception et dans toute naissance humaines » ; il est créé par Dieu « pour lui-même » (GS), « y compris ceux qui naissent avec des maladies ou des infirmités ». La famille est « le sanctuaire de la vie ». C’est une contribution précieuse à la société, un sujet d’espérance constant, lorsqu’une famille réalise cette mission d’être sanctuaire de la vie, surtout quand la dignité de cette vie a du mal à être reconnue par tous. Que les parents qui accueillent la vie sans conditions soient reconnus et soutenus comme de grands bienfaiteurs de l’humanité !

Avant même de pouvoir faire quoi que ce soit, l’enfant apporte déjà avec lui la logique du don. L’enfant vient comme un don, mais cela est moins perçu de nos jours. On le perçoit comme celui qui vient pour prendre plutôt que donner. Pourtant « l’enfant fait don de lui-même à ses frères, à ses sœurs, à ses parents, à toute sa famille » (Lettre aux familles № 11). Malgré la grande souffrance, pour un couple, lorsque ce don de l’enfant ne vient pas, il est bon de tout faire pour échapper à l’idée de l’enfant comme ce qui est dû aux personnes qui le désirent.

La famille, école du don

Ensuite vient le temps de la croissance. Le pape François insiste souvent sur l’importance de la famille, pour le nouvel être humain, comme lieu de la première socialisation, où on apprend à aimer, à pardonner.

Pour les enfants, la vie en famille est école du don. Par toutes les interactions avec ses frères et sœurs et ses parents, par les services gratuits que nécessite la vie de famille, et qui sont à encourager, l’enfant apprend la joie du don de soi-même et il échappe à la réduction utilitariste de la vie. La famille permet d’expérimenter « le plaisir de donner et de servir » (AL 94).

Laudato si’ № 213 : je veux souligner l’importance centrale de la famille, parce qu’« elle est le lieu où la vie, don de Dieu, peut être convenablement accueillie et protégée contre les nombreuses attaques auxquelles elle est exposée, le lieu où elle peut se développer suivant les exigences d’une croissance humaine authentique. Contre ce qu’on appelle la culture de la mort, la famille constitue le lieu de la culture de la vie ». (Jean-Paul II, Centesimus annus 39) Dans la famille, on cultive les premiers réflexes d’amour et de préservation de la vie, comme par exemple l’utilisation correcte des choses, l’ordre et la propreté, le respect pour l’écosystème local et la protection de tous les êtres créés. La famille est le lieu de la formation intégrale, où se déroulent les différents aspects, intimement reliés entre eux, de la maturation personnelle. Dans la famille, on apprend à demander une permission avec respect, à dire “merci” comme expression d’une juste évaluation des choses qu’on reçoit, à dominer l’agressivité ou la voracité, et à demander pardon quand on cause un dommage. Ces petits gestes de sincère courtoisie aident à construire une culture de la vie partagée et du respect pour ce qui nous entoure.

La famille, école du pardon

Je voudrais vous citer encore un enseignement du pape François, lors d’une catéchèse du mercredi il y a quelques années (audience du 4 novembre 2015) :

« Chères familles, vous êtes toujours en chemin. Et vous écrivez continuellement, sur les pages de votre vie concrète, la beauté de l’Évangile de la famille. Dans un monde qui devient parfois aride de vie et d’amour, vous parlez tous les jours du grand don que sont le mariage et la famille. Aujourd’hui, je voudrais souligner cet aspect : la famille est une grande salle de sport, d’entraînement au don et au pardon réciproques sans lesquels aucun amour ne peut durer longtemps. Si l’on ne se donne pas et si l’on ne se pardonne pas, l’amour ne demeure pas, il ne dure pas. […] Tous les jours, nous nous faisons du tort les uns aux autres. Nous devons prendre en compte ces erreurs dues à notre fragilité et à notre égoïsme. Mais ce qui nous est demandé, c’est de guérir immédiatement les blessures que nous nous faisons, de retisser immédiatement les liens que nous rompons dans notre famille. […] il est indispensable que, dans une société parfois impitoyable, il y ait des lieux, comme la famille, où apprendre à se pardonner les uns aux autres. […] La pratique du pardon non seulement sauve les familles de la division, mais les rend capables d’aider la société à être moins méchante et moins cruelle. »

Le lien avec l’Église, famille de familles

« L’Église est une famille de familles, constamment enrichie par la vie de toutes les Églises domestiques » (AL 87). On parle d’Église domestique, « à la maison » : la famille est comme une « Église en miniature », une « Église domestique », « communauté qui croit et qui évangélise » (FC 52).

La famille, école de la foi et de la prière

La famille est le lieu de la première découverte de la foi, par le témoignage des parents et par la pratique de la foi en famille : prière, charité, accueil. Il s’agit de vivre avec Dieu venu demeurer parmi nous. Je voudrais évoquer un témoignage personnel, le souvenir de ma vie de famille, ces dimanches matin où mes parents, après avoir accompli les soins du bétail, s’endimenchaient et nous aidaient à nous préparer pour aller à la messe paroissiale. C’était un rite familial naturel, qui nous faisait comprendre sans le dire que Dieu était comme un membre de la famille, pour qui il était normal de passer ce temps hebdomadaire. Cela a beaucoup joué dans ma découverte ultérieure, comme étudiant, que Dieu est quelqu’un et qu’il nous aime.

Il y a la joie de transmettre la foi en famille, et la joie de la vivre ensemble avec d’autres familles au sein de la paroisse. Mais cela manque souvent, quand la paroisse passe en dessous de la masse critique qui permet à des familles de se retrouver. Il y a là une situation préoccupante qui motive le regroupement des communautés.

Lorsque je célèbre des baptêmes de tout-petits, j’invite toujours les parents à prier avec leur enfant, dès le début, profitant de cette ouverture spontanée du jeune enfant à Dieu. Avant même de pouvoir parler, de comprendre des notions, le jeune enfant sent que l’on parle à un plus grand que nous, dans les mains de qui nous déposons notre vie. Plus tard, il prendra part à la prière avec ses mots tout simples. Puis il fera endêver ses parents en sabotant ce moment qu’il perçoit comme précieux… Mais n’est-ce pas encore une prière ? N’est-ce pas pour lui une occasion de se battre avec la foi et de découvrir l’amour inconditionnel de Dieu ? Et surtout, imaginez ce que c’est pour Dieu, une famille qui prie ! Et en même temps, quel témoignage pour le monde ! Quelle fenêtre ouverte vers le ciel !

Un autre élément est important dans la relation de la famille à Dieu. C’est une façon de regarder l’autre, le conjoint, l’enfant, en pensant que le centre de sa vie ce n’est pas moi, mais c’est Dieu (AL 320). C’est Dieu, le maître de nos enfants, de notre mari, de notre épouse. De plus, celui qui peut combler mes besoins, ce n’est pas l’autre, c’est Dieu, c’est vivre de l’amour de Dieu. Il est précieux, pour une famille, de laisser chacun de ses membres tisser sa relation à Dieu dans la solitude, car Dieu seul guérit le cœur et le comble.

Une telle façon de voir permet de trouver le juste équilibre entre exigence et autonomie : dans quelle mesure contraindre ses enfants ? Dans quelle mesure les laisser libres ? C’est difficile pour des parents, surtout à l’adolescence. Considérer leur chemin sous le regard de Dieu donne un certain recul par rapport aux crispations du moment.

Dieu guérit par la famille, et Dieu guérit la famille

La qualité de l’amour vécu dans la famille marque la vie de l’Église. Cette qualité vient de ce qui a déjà été dit plus haut, et aussi surtout du fait que les liens familiaux sont renouvelés par le Christ à travers la foi et les sacrements. (FC ) Les membres de la famille chrétienne se reconnaissent comme des pauvres qui ont constamment besoin de Dieu.

La présence de Dieu dans la famille fait de celle-ci un lieu de guérison : Dieu guérit la famille / Dieu guérit par la famille. Il peut y avoir, dans la famille aussi, un rapport pervers à Dieu, si la référence à la foi sert à cautionner des attitudes dures ou fermées. Mais si on expose humblement ses fragilités au Seigneur, la famille devient le lieu où on découvre la joie d’être sauvés tous ensemble.

Au cœur de l’Église, la famille peut se vivre comme « communauté en dialogue avec Dieu » — priant, vivant les sacrements, se laissant sanctifier. Elle est une « communauté qui croit et qui évangélise », en se mettant notamment au service des autres familles. « L’avenir de l’évangélisation dépend en grande partie de l’Église domestique » (FC 52).

Lieu de l’engagement dans la cité

La famille au service de tout homme

La famille évangélise d’autant plus quand son amour déborde vers l’extérieur, reconnaissant en tout homme l’image de Dieu (FC ). La famille est une communauté où on s’entraîne à reconnaître au quotidien l’image de Dieu en tout homme. Les parents ont commencé à le faire envers leur enfant, puis les enfants envers les autres membres de la famille, puis ce mouvement de reconnaissance de la dignité intrinsèque de l’être humain se prolonge vers tous ceux que l’on rencontre. En faisant cela, on transforme la société selon le dessein de Dieu.

Au fur et à mesure que les enfants grandissent, la famille devient davantage capable de s’ouvrir aux besoins de ceux qui sont laissés en marge de la société. Cf. les bénédictions nuptiales du mariage après l’échange des consentements : « que leur amour les garde attentifs aux appels de leur prochain, et que leur foyer soit ouvert aux autres… Qu’ils prennent une part active à la construction d’un monde plus juste et fraternel (5) / que leur foyer grandisse dans la recherche de la justice et le souci des pauvres (6).

La famille authentiquement libre

Parce qu’elle cherche en Dieu sa sécurité et sa joie, la famille chrétienne peut s’affranchir de beaucoup de diktats qui pèsent sur nos concitoyens. Il y a une façon de réussir en gardant à distance le culte de l’argent et des apparences qui est très libératrice. Nous apprenons à réussir notre vie selon les vues de Dieu plutôt que celles du monde. « Mieux vaut un plat de légumes servi avec amour que du veau gras et de la haine. » (Pr 15,17) Heureuse famille qui incarne cela ! Il est bon que la famille chrétienne soit un lieu où on cultive la liberté par rapport aux normes de la société en matière de métier, niveau de vie, etc.

Le service culturel de la famille

Les textes du magistère demandent souvent que les familles s’unissent en vue d’une intervention politique, pour obtenir que les institutions et les lois s’abstiennent de blesser la famille et qu’au contraire elles les soutiennent. (FC 44) C’est important que les familles ne soient pas seulement spectatrices d’une dégradation du climat sociétal envers la famille. Il y a beaucoup de travail dans notre pays pour retrouver une politique en faveur de la famille.

Une culture durable a besoin de familles fortes. Alors, reléguer la famille « à un rôle subalterne et secondaire, en l’écartant de la place qui lui revient dans la société, signifie causer un grave dommage à la croissance authentique du corps social tout entier » (Lettre aux familles 17). Par exemple, la façon dont le divorce n’est pas considéré comme une grave maladie de notre civilisation, traduit une grande désinvolture par rapport à la famille, dont le rôle central n’est pas reconnu. Comme si la société pouvait aller bien avec des familles malades...

La subsidiarité dont la famille doit bénéficier s’applique entre autres choses au droit des familles par rapport à l’éducation. Je crois que ce sera de plus en plus un droit à faire respecter.

C’est encore servir la société que de dégager la valeur universelle du mariage et de la famille, de l’aider à sortir des conditionnements culturels surtout occidentaux qui emprisonnent la famille dans une conception individualiste et privée (François, Discours à l’Académie des sciences sociales, 29 avril 2022). La valeur de la liberté soumise à sa seule logique a conduit à considérer que toute conception de la famille est une construction culturelle et peut être modifiée à notre gré. Le seul fondement de la famille resterait l’arbitraire de la volonté propre. Cette conception fatigue la famille et finalement lui fait perdre sa capacité à donner une place aux plus faibles, à ceux qui sont dépendants ou qui ne correspondent pas aux standards sociaux. Les traits communs et permanents de la famille à travers les âges et les civilisations invitent à considérer qu’il y a d’autres valeurs humaines que la liberté, notamment la différence des sexes, la fidélité, la fécondité, l’engagement social. Au fond, il y a une nature humaine qui n’est pas une coquille vide.

conclusion

François appelle de ses vœux une société « family-friendly ». Les familles le méritent bien. Ce qu’elles apportent à la société en termes d’espérance, de qualité de l’amour est irremplaçable. Que Dieu bénisse les familles et les entraînent sur le chemin du Christ !