Projet (point de départ et histoire)
Au départ il y a une intuition: c’est que l’Église possède un trésor de discernement éthique qui peut profiter à tous et qui est important pour toute la société. Je m’émerveille chaque semaine de la sagesse de l’Évangile et de la morale de l’Église1.
Mais de quelle manière est-ce légitime de proposer à tous de manière efficace ce discernement éthique dans une société pluraliste? Dans un monde pluraliste il y a la tentation de se contenter d’une juxtaposition des points de vue éthiques, bien que ces points de vue soient en partie inconciliable. La solution presque toujours utilisée est un affrontement parlementaire des systèmes de valeurs selon leur importance numérique dans la société. Cela a été douloureusement expérimenté ces dernières semaines lors du vote du mariage pour tous en France. En Belgique également, il y a longtemps que ce que l’on a pu appeler les valeurs chrétiennes ne font plus consensus. Les dernières batailles politiques sur les questions de société ont montré qu’une minorité de gens au parlement ou dans les médias étaient prêts à accueillir la pensée de l’Église.
Il est heureux que l’Église ne cherche pas/plus à compter sur un poids numérique, mais alors, quelle interaction est aujourd’hui possible entre l’Église et la société? Avant de commencer le mémoire j’étais tombé sur un bel article de Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes, qui décrivait l’engagement de l’Église catholique en France dans le débat public à l’occasion du réexamen de la loi de bioéthique, entre 2007 et 2011. L’article parlait de la nécessité pour l’Église d’être témoin, et de l’être sur le mode du dialogue. Avec ce concept de «dialogue» et la façon dont l’Église de France l’avait mis en œuvre je tenais ma porte d’entrée pour explorer ma question de l’interaction possible de l’Église avec la société.
méthode suivie
Le mémoire a donc commencé par une étude détaillée du dialogue de l’Église autour des questions de bioéthique. J’ai répertorié toutes les initiatives et ce qui les avait motivées. Je relève ici l’écoute des scientifiques et des praticiens de la médecine et du droit, le grand mouvement suscité chez les chrétiens et au-delà par les initiatives de formation, le DVD sur «la vie en question» et les livres adressés à tous ceux qui voulaient réfléchir à la question et aux parlementaires qui seraient appelés à se positionner. De nombreuses personnes furent ainsi à même de participer de façon éclairée aux «États généraux de la bioéthique» organisés par le Gouvernement.
Cette pratique du dialogue par l’Église s’enracinait dans l’attitude et l’enseignement du Concile Vatican II. Pour consolider les bases théoriques du dialogue, j’ai choisi d’étudier ce qu’en disait la constitution Gaudium et spes, citée dans les documents de l’Église de France.
Dans la société il y a d’autres formes de dialogue, notamment celles qu’a théorisées Jürgen Habermas dans l’éthique de la discussion. La question se posait de savoir en quoi ces deux visions concordaient, et sur quels points elles divergeaient. Il y avait un outil rêvé pour cet examen, un petit livre qui est le compte-rendu d’une rencontre entre Habermas et le cardinal Joseph Ratzinger, en 2004. Ce qu’ils se sont partagé met bien en relief la volonté de dialogue mais aussi l’apport original et un peu décalé de la théologie chrétienne. J’y reviendrai.
À l’avenir on appellera sûrement Benoît XVI le «pape du dialogue». Le mémoire s’est prolongé en étudiant son apport au sujet de la critique qu’il fait de la raison ou plutôt de ce qu’elle est devenue dans le monde contemporain. Cela a permis de poser d’une façon neuve la question de la loi naturelle, en constatant que l’Église avait une anthropologie à partager, une vision de l’homme qu’elle peut faire entrer en dialogue par la raison avec d’autres visions de l’homme.
conclusions personnelles auxquelles je suis arrivé
L’engagement de l’Église de France au moment du réexamen de la loi de bioéthique a été un grand moment de la vie de l’Église contemporaine au milieu du monde. L’Église a fait le choix du dialogue. Elle a dû le mener au milieu de pressions considérables de la part de groupes favorables à un assouplissement de la loi, mettant en garde contre une tentation de démesure propre à la rationalité enfermée dans la technique, qui prétend subvenir aux besoins de l’homme sans se demander qui est l’homme. L’Église a maintenu le cap suggéré par Vatican II d’un dialogue loyal avec tous les hommes de bonne volonté. Elle a écouté, parlé, interpellé avec l’intention de défendre l’homme, mettant en garde au sujet de ce que l’on risque d’imposer au plus vulnérable. Le dialogue était considéré comme le moyen de chercher ensemble une vérité qui dépasse chacun des interlocuteurs, une vérité qui n’est pas seulement un consensus passager mais une vérité sur l’homme et sur son épanouissement authentique. Cet «amour de la vérité, même quand elle est encore voilée» distingue la démarche du dialogue de l’Église de celle de l’éthique de la discussion. Dans l’éthique de la discussion Habermas veut se situer au-delà ou en-deçà de la question de la vérité, sur laquelle il estime que la philosophie ne peut plus se prononcer dans l’âge post-métaphysique où nous nous trouvons. «Ce qui peut convaincre tout le monde se réduit à la procédure selon laquelle se formule rationnellement la volonté». Le chemin éthique dans une société sécularisée et pluraliste se dessine par «une confrontation publiquement argumentée, mettant en jeu des valeurs et des visions du monde». Cela ne veut pas dire que pour Habermas la religion n’a plus sa place dans l’espace public, bien qu’il l’avait pensé dans la première phase de sa pensée. Les traditions religieuses agissent comme sources de référence pour penser ce qu’est une vie bonne. Et la philosophie peut apprendre de la préoccupation éthique que véhiculent les religions. Mais la démocratie possède ses propres protections qui l’empêchent de tomber dans l’inhumanité, notamment dans les Constitutions des États2.
Cette confiance dans les possibilités de la vertu démocratique est peu partagée dans l’Église bien que celle-ci accepte une saine laïcité où le politique et le religieux sont bien distincts tout en sachant collaborer entre eux. Le christianisme n’est pas dans la société un simple pourvoyeur de valeurs. Il est urgent de revenir à une anthropologie, une parole réfléchie (logos) sur l’homme (anthropos) et sa destinée. Et la raison humaine est capable de faire cela. La foi chrétienne interpelle la raison pour l’exhorter à ne pas réduire son rayon d’action à n’être qu’une raison instrumentale. Le pape Benoît XVI montre avec ténacité que la raison peut dépasser son autolimitation pour se saisir des questions sur le sens de l’homme et de sa vie.
Dans les interactions avec la société, il s’agit bien sûr de trouver des passerelles pour que des valeurs mûries dans la foi puissent être proposées à tous, mais plus profondément l’Église catholique possède un héritage qui la pousse à réveiller chez ses interlocuteurs la recherche d’un fondement, de principes communs, en recourant à une quête anthropologique véritable. L’anthropologie chrétienne peut et doit se partager. Elle provoque au débat car elle est une vision dont on peut rendre raison, bien qu’elle soit mûrie dans la foi3.
Et finalement, l’outil qui peut servir à dialoguer autour de cette anthropologie existe depuis longtemps, bien qu’il soit assez rouillé : il s’appelle «loi naturelle». La théorie de la loi morale naturelle part de la conviction qu’il y a des indications morales lisibles dans la constitution ontologique de la personne humaine, des «éléments moraux […] présents dans les chromosomes de la réalité». Une fois dépassée l’auto-limitation de la raison, un dialogue doit être possible sur cette loi morale inscrite dans l’être et lisible par la raison. Pourtant, la loi naturelle ne semble pas pouvoir exister sans venir se ressourcer dans la foi. Elle est une loi rationnelle mais elle n’est lisible que par un cœur de sage, qui est entré dans un processus de conversion morale et qui se laisse éclairer par Dieu, le Créateur et le Sauveur de la nature humaine. Au point que Benoît XVI proposait aux incroyants de vivre «comme si Dieu existait».
pistes et ouvertures pour l’avenir
Quelles pistes se dessinent? Pour moi, celle d’approfondir l’originalité de l’anthropologie véhiculée par le christianisme, d’une manière qui soit intéressante aussi pour le non-croyant. Faire mieux comprendre ce qui signifie être une personne humaine. Le faire au moyen de la raison, afin d’utiliser ce moyen commun à tous mais aussi d’éviter la fuite des croyants dans un univers de pensée fidéiste où l’intelligence est découragée.
En Belgique il y a des cours de religion, dans le primaire et le secondaire, qui sont de plus en plus contestés. Un projet voudrait les réduire à de l’histoire des religions. Dans l’étude que je viens de vous présenter se manifeste l’urgence de défendre un cours qui permet de se poser la question de Dieu et de ce que cela change pour l’humanité de vivre en référence avec un Dieu qui pourrait bien exister: quelle contribution la pensée d’un Dieu créateur apporte-t-elle à l’idée que l’on se fait de la dignité humaine? Une dignité qui ne serait pas un concept vide utilisable pour légitimer tout et son contraire mais qui reposerait vraiment sur la réalité de l’être humain.
1Par exemple le prophétisme d’Humanæ vitæ, qui refusait que la sexualité du couple ne tombe dans une perspective utilitariste où le corps devient objet de jouissance clos sur lui-même. Ou la réserve quant à la généralisation de la procréation médicalement assistée, tandis que celle-ci nous place maintenant devant une montagne d’embryons surnuméraires. Ou l’exigence que les choix économiques et politiques soient au service de tout homme et de tout l’homme.
2On peut défendre «l’avenir de la nature humaine» sans invoquer à nouveau la métaphysique.
3La foi donne également au croyant cette confiance en la raison que l’expérience pourrait exténuer. Nous nous trouvons dans une situation où la foi doit en quelque sorte relever la raison pour qu’elles puissent travailler ensemble à sauver l’homme qui se perd.