homélie du premier dimanche de carême, sur Gn 3 et Mt 4

{joomplu:22}Nous voici placés devant le mystère de la liberté humaine. L’arbre placé au milieu du jardin, dont on ne peut pas manger, n’est pas une tentation, mais bien la création de la liberté humaine par Dieu.

Car ce n’est pas l’instinct qui gardera l’homme de cet arbre, comme il garde les animaux de ce qui est mauvais pour eux. C’est seulement le choix d’une volonté qui accepte d’écouter Dieu, d’être en relation avec Dieu. C’est une liberté bien orientée — bien « ordonnée » comme on dit dans le langage technique de la théologie.

Dieu crée l’homme libre, non pour qu’il puisse se détruire, n’en faire qu’à sa tête, inventer l’injustice sociale, l’exploitation sexuelle sous toutes ses formes, le mépris de la vie, etc., mais pour qu’il puisse entrer en relation.

C’est un énorme risque que Dieu prend ; il veut le faire, le projet vaut le risque : c’est le bonheur d’aimer, pour d’innombrables de créatures.

Le risque c’est que l’homme considère sa liberté non comme le moyen d’entrer en relation profonde avec Dieu et ses frères, mais comme le moyen de décider par lui-même de ce qui est bon pour lui, dans une autonomie qui devient refus de dépendance.

Nous voyons ce risque décrit dans l’histoire du serpent. Et nous voyons ce risque réalisé dans notre propre vie et celle de ceux qui nous entourent. C’est fait, l’homme a choisi de décider du bien et du mal et de se placer au-dessus de Dieu. C’est tellement fait qu’aujourd’hui on ne connaît presque plus ce sens véritable de la liberté : une faculté d’aimer, de s’attacher par soi-même à un autre être. Depuis longtemps la liberté n’est plus que le pouvoir de choisir entre les contraires, et dire que la liberté existe pour un but semble déjà la limiter. Nous avons du travail intérieur à faire pour dépasser l’idée que la liberté est un absolu, pour réapprendre que le vrai absolu est l’amour reposant sur le choix d’aimer.

Vous avez remarqué que c’est à la femme que le serpent s’adresse. La femme porte en elle la source de la vie — cette source que l’homme a bien du mal à respecter et vénérer. Le malin sait bien que s’il fait tomber la femme, c’est toute l’humanité qui est en péril. Vous voyez d’ailleurs avec quelle intensité l’homme défend sa compagne ! Rien, il ne fait absolument rien ! Et en détruisant la foi de la femme le malin coupe l’humanité de Dieu.

Quand l’être humain se prend pour la référence du bon et du mauvais, il entre dans une profonde nuit, et se met à regretter ce qu’il est. La Bible décrit cela par l’image de la nudité devenue problématique entre l’homme et la femme. Coupés de Dieu par le refus, ils perdent le sens de leur être, ils ont honte de ce qu’ils sont. Et ils vont en souffrir.

Dans ce tableau la mort nous paraît une punition arbitrairement imposée par Dieu. Un peu comme si Dieu décidait d’appliquer la peine de mort. Il n’en est rien. Réfléchissons à ce que la mort peut signifier à ce stade de la création par Dieu. Mourir c’est ne plus continuer à vivre, ne plus continuer à vivre de la sorte. Au lieu d’une peine arbitraire, la mort est constitutive du choix de l’homme. Laisser chacun décider de ce qui est bon ou mal ne laisse place qu’à la loi du plus fort, comme on le voit sans cesse dans notre monde. C’est une issue incompatible avec la vie, cela ne peut que mener à la mort. La mort est intrinsèque au choix de l’homme de se placer comme juge du bien et du mal. Saint Irénée de Lyon va encore plus loin dans ce raisonnement, voyant en quelque sorte la mort comme une chance. Dieu chassa l’homme du paradis et « le transféra loin de l’arbre de vie : non qu’il lui refusât par jalousie cet arbre de vie, comme d’aucuns ont l’audace de le dire, mais il le fit par pitié, pour que l’homme ne demeurât pas à jamais transgresseur, que le péché qui était en lui ne fût pas immortel et que le mal ne fût pas sans fin incurable. Il arrêta ainsi la transgression de l’homme, interposant la mort et faisant cesser le péché, lui assignant un terme par la dissolution de la chair qui se ferait dans la terre, afin que l’homme, cessant enfin de vivre au péché et mourant à ce péché, commençât à vivre pour Dieu. »1

Dieu ne veut pas abandonner l’homme à sa solitude d’homme sans Dieu, d’homme qui ne sait plus qui il est. Le Christ vient et il affronte nos combats. Le récit du désert est comme un résumé de ses combats intérieurs et de la façon dont il n’y cède pas. Jésus affronte la tentation du manque, celle de l’apitoiement sur sa faiblesse et ses incapacités, et celle de la domination sur les autres. Et nous devons demander son Esprit, afin de ne pas surfer sur les vagues du manque, de l’apitoiement sur notre faiblesse et de la domination, mais sur les vagues de la joie et du dépouillement de soi. Mettons tout en œuvre, la prière, le jeûne et le don généreux de nous-mêmes, afin que notre liberté redevienne une liberté de confiance au Père et de relation !

C’est à cela que nous invite le début de l’eucharistie, la liturgie de l’accueil. Son élément immuable est la demande de pardon et la prière. Les chrétiens sont vraiment pionniers du monde nouveau. Quel autre groupe humain commence ses réunions en demandant pardon ? Mais nous savons que notre liberté est faite pour aimer, que nous ne l’avons pas toujours utilisée pour cela, et que Dieu peut nous sauver, nous régénérer, nous réhabiliter à son Royaume. Alors nous acceptons de nous laisser faire et de nous reconnaître pécheur, de nous laisser accueillir dans cette situation problématique et de prier, d’entrer en relation avec notre Dieu.


1saint Irénée de Lyon, Adversus Hæreses, III,23,7