L’esprit, ou l’âme, est une dimension de l’homme dont nous faisons l’expérience sans arrêt, dès que nous pensons ou aimons. Tandis que notre esprit fonctionne, on peut analyser les événements chimiques et physiques qui ont lieu dans le cerveau et trouver des associations entre des activités de l’esprit et des zones du cerveau.

Comment esprit et cerveau se situent-ils l’un par rapport à l’autre ? L’esprit comme entité existant à part entière, douée de liberté, est-il une fiction, tout n’étant qu’émanation des fluctuations matérielles du cerveau ? C’est, grossièrement dit, la position matérialiste défendue par de nombreux spécialistes en neurologie et certains philosophes.

D’autres, comme le neurologue John Eccles, prix Nobel de médecine, pensent que les découvertes neurologiques récentes ne s’opposent pas, loin de là, à l’existence d’une conscience indépendante du cerveau, et que par contre l’hypothèse matérialiste n’explique rien. Dans l’extrait ci-dessous, il livre à Derek Denton quelques idées simples sur l’interraction esprit-cerveau. Ses opinions ont été saluées par de grands philosophes comme Karl Popper et décriées par les tenants du matérialisme pur et dur.

 


Suit un extrait de Derek Denton, l’émergence de la conscience, de l’animal à l’homme, Champs-Flammarion 1995, traduction française de The Pinnacle of Life, Consciousness and Self-Awareness in Humans and Animals, Allen & Unwin, Australie, 1993

Si une structure immatérielle, et purement mentale, est censée recevoir des influx du corps physique, et, à son tour, réagir et altérer le cours des événements physiques du corps, le rapport entre les deux présente toute une série de problèmes, qu’Elizabeth, princesse palatine, souleva à Descartes.
1. Comment la matière véritable, atomes et molécules, peut-elle être tirée et poussée par quelque chose, l’esprit, qui par définition ne fait pas partie du monde physique ?
2. Comment un objet non matériel, l’esprit, tire-t-il des informations du monde physique tout en en demeurant parfaitement séparé ?
3. Si l’on doit admettre que l’esprit reçoit des messages du corps, comment peut-il être victime d’une grande variété de conditions corporelles, de l’ivresse, etc. ?

J’ai discuté de cette question avec Sir John Eccles.

D. D. : Elizabeth semble avoir accepté la possibilité qu’un esprit immatériel puisse observer un monde matériel. Mais restait le problème de savoir comment l’esprit, ou l’âme, qui n’a aucune dimension, aucune propriété physique, pouvait faire fonctionner le cerveau ou causer des actions physiques ou volontaires.

Descartes suggéra que l’âme déplaçait le corps comme la gravité fait se mouvoir des objets inertes, et Elizabeth répondit que ce n’était pas une très bonne analogie, dans la mesure où il s’agit d’entités physiques — ce dont le philosophe finit par convenir.

La princesse Elizabeth lui demanda ensuite, l’âme possédant la capacité et l’habitude du raisonnement correct, comment il se faisait que ces pouvoirs puissent être perturbés par une attaque de « vapeurs ». Cela implique plutôt que la conscience est déterminée par des états physiques du cerveau, lequel est fortement perturbé par l’alcool et les hallucinogènes, et non qu’un esprit séparé perçoit et agit par l’intermédiaire du cerveau. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

J. E. : Ah, tout cela est très simple, bien entendu. J’en sais beaucoup pl us sur le cerveau que les gens d’ autrefois. Voilà ce que j’ai à dire, et c’est ce que j’ai proposé dans ma récente hypothèse : l’esprit, dans des conditions particulières, est capable d’agir sur des micro-sites spécifiques du cerveau - du cortex cérébral. Je ne peux vous décrire la structure détaillée, je vous y renvoie. Il existe des micro-structures si petites qu’elles sont soumises aux lois de la physique quantique. C’est le physicien Henry Margenau qui m’a amené à me pencher là-dessus. La masse réelle de la particule, 10-18 gramme, voilà ce qui suffit à ouvrir le canal de transmission d’une vésicule synaptique. L’esprit peut-il recourir à la physique quantique, s’en servir, pour affecter une structure du cerveau aussi minuscule ? Telle est la proposition : à ce ni veau de masse, on peut y parvenir par un emprunt d’énergie suivi de sa restitution. Tout cela est décrit [voir chapitre VII].

D. D. : Mais si l’on part de l’idée que l’esprit est séparé, et qu’il est capable de cela, pourquoi serait-il perturbé chimiquement par l’ivresse du cerveau ? Comme le dit J.Z. Young : « Sans mon cerveau, je ne suis rien. » S’il est transcendantal...

J. E. : J’en suis d’accord, mais bien entendu c’est ce à quoi il faut s’attendre. Vous travaillez sur un instrument, le cerveau. Et si l’instrument est un peu hors d’usage, alors, bien sûr, ce que vous pensez, ce que vous demandez et ainsi de suite, bref l’influence de l’esprit sur le cerveau, est perturbée en conséquence.

D. D. : Dans le cas de l’ingestion d’alcool ne se pose pas la question des difficultés d’élocution - en d’autres tem1es, du dérangement des mécanismes moteurs, physiques, du cerveau. La question est que ce à quoi vous pensez — c’est-à-dire la qualité de ce superbe instrument — est, jusqu’à un certain point. perturbé par les événements chimiques qui se produisent dans le corps. C’est un exemple ...

J. E. : Oui, parce que ça fonctionne dans les deux sens. Vous allez de l’esprit au cerveau, du cerveau à l’esprit, et si celui-ci est perturbé l’esprit le sera aussi, etc. C’est un processus global. Les gens ne comprennent pas bien la situation. Il faut vraiment aborder de front cette histoire, parce qu’il y a les théoriciens de l’identité, tels que vous les décrivez, qui croient que l’esprit n’est qu’un aspect particulier de l’activité du cerveau, mais ils n’ont jamais montré comment il s’ y prend. Quel est cet aspect particulier ? Ce n’est qu’une hypothèse de Feigl, par exemple, elle est citée sans arrêt, mais jamais testée. De plus, s’agissant de la manière dont on parle du monde mental, le monde dans lequel nous vivons, vous devez faire davantage que des petits mouvements simples. Vous ne savez rien sur votre cerveau, mais vous connaissez votre esprit, vous pensez, vous faites des expériences, vous aimez, vous vous souciez de quelque chose, vous avez peur, vous vous divertissez. De surcroît, et c’est une chose étrange, les gens ne se rendent pas compte qu’il n’ y a pas de couleurs dans le monde de la matière et de l’énergie - il n’ y a que des longueurs d’onde. La couleur apparaît dans l’esprit...

D. D. : Bien d’autres sensations ...

J. E. : Tous les sens. Tout est fabriqué par l’esprit. Comment allez-vous expliquer cela ? Comment en venons-nous à penser que quelque chose est rouge, ou vert, ou tout ce qu’on veut ? Nous savons que c’est produit dans le monde physique, mais en définitive, cela reste dans le cerveau à titre d’impulsions, et non de faits d’expérience. Toutes les expériences sont dans l’esprit, et c’est à cela que nous sommes voués, vraiment, pour notre vie entière ; le monde de la matière et de l’énergie n’est pas premier, et celui du cerveau et de l’esprit second. En fait, c’est le monde de l’esprit qui est premier. Nous ne connaissons le monde de la matière et de l’énergie qu’à travers nos perceptions — il parvient dans notre esprit.