Vinciane, depuis que tu m’as appris ton cancer fin août je me suis mis à prier intensément pour toi et une grande chaîne de prière s’est faite à ton sujet. Au fur et à mesure que ta maladie s’aggravait mon dépit envers Dieu grandissait. Quand je lisais dans les psaumes « Dieu veille sur ceux qui mettent leur espoir en son amour », je ne pouvais m’empêcher de dire : on dirait quand-même que ce n’est pas vrai… Mais cela, je l’ai dit à Dieu lui-même, en pleine face et pas dans son dos, et quand j’arrivais au bout de ma colère je lui demandais la paix. Cette paix intérieure que je voyais en même temps grandir dans le cœur de Vi, une paix qui dépendait de moins en moins des circonstances, même si elle ne supprimait pas les combats ni les coups de mou.
Cette paix du cœur, Dieu me l’a donnée aussi. C’était quelques jours avant Pâques. Je ne comprenais pas ses chemins mais je pressentais qu’il était là. Ce qui n’enlève pas la tentation de regarder en arrière plutôt que d’aller de l’avant. Par exemple je m’étais déjà dit en découvrant un bois perdu sur la route Tournai-Bastogne : eh bien si les choses tournent mal c’est ici que je viendrai crier ma rage contre la vie au retour des funérailles !
Mais Dieu agit, pas à pas. Il fait son chemin en chacun qui lui demande. « Heureux les hommes dont tu es la force : des chemins s’ouvrent dans leur cœur ! (Ps 84,6) »
Et puis, Seigneur, pendant que je te faisais mes reproches je me suis rendu compte que toi aussi tu étais mort jeune et d’une façon si injuste... Tu es une personne à nos côtés, tu n’es pas un machin ou une sorte de grand organisateur à qui on va se plaindre quand le voyage ne se passe pas comme prévu. Et je me suis rappelé que notre vie à tous va vers ailleurs, et que tu ne nous as pas promis de nous donner l’immortalité ni de mourir tous à 87 ans. Tu nous as promis de nous préparer une place et de nous donner la vie éternelle, celle où l’amour n’est plus limité par le temps et l’espace, celle où on ne doit plus dire : je voudrais bien venir te voir mais ça ne sera sûrement pas avant 1 mois... C’est un endroit où on vit à fond, et je sens que Vinciane s’y épanouit déjà et que cela peut rejaillir sur nous.
Je n’ai pas de réponse au « pourquoi », mais je découvre comment vivre et aller de l’avant dans la fidélité. Depuis ton dernier souffle sur la terre — c’est très beau le dernier souffle de quelqu’un sur la terre, c’est un événement plein de grandeur et de tranquilité, je vous souhaite de le vivre un jour —, je sais que tu vis. Cette pensée s’est imposée à moi bien plus que je ne l’ai produite moi-même : tu vis ! Je me sens avec toi et je te sens avec moi. Je découvre que la mort est une frontière poreuse qui laisse passer l’amour quand on a lâché toutes les prétentions de posséder. Je veux le dire ici avec force. Donc je n’irai pas crier ma rage, j’irai me promener, et tu viendras près de moi.
Vi, les Béatitudes te vont si bien. Je n’ai pas besoin de beaucoup les expliquer. Il suffit à chacun de se rappeler ta vie pour comprendre comment les vivre. Tu les as vécues tout naturellement, tu as osé prendre ce chemin de dépouillement, parce que tu pouvais t’orienter dans la vie sans chercher de consolation immédiate. Dieu élargissait ton horizon au fur et à mesure que tu te donnais à chacun. Tu n’es pas une mystique mais Dieu compte pour toi et il te donne les coudées franches. Tu n’aimes pas ce qui est étroit, tu ne l’aimeras jamais. Tu prenais des risques sans peur, guidée par ton instinct d’amour qui veut donner la vie. Tu as accepté d’être pauvre de cœur, tu as montré que la douceur est une force véhémente, tu avais faim et soif de la justice, tu n’as rien troqué contre la vérité, et tu n’as pas eu honte de pleurer et de crier. Les Béatitudes te vont si bien et tu nous les proposes à tous aujourd’hui. C’est un chemin de vie qui mène haut et qui rend fécond. Ta vie nous donne envie de porter beaucoup de fruits.