méditation sur la passion et les derniers temps, avril 2015
(Pour le Jeudi Saint et Pâques, voir l’onglet homélies)
Qu’arrive-t-il{joomplu:375} à l’Église ? Qu’arrive-t-il à la foi ? C’est une question que je me pose depuis longtemps. Je vois les jeunes chrétiens si minorisés, mis sous pression de toute part. Le courage de leur foi m’édifie. Depuis que j’ai quitté le séminaire une poignée d’entre eux a rejoint ces serviteurs de l’Évangile que sont les prêtres. Une très petite poignée… Transmettre la foi en famille est devenu un défi, rarement gagné. Il reste bien une certaine place pour la spiritualité, mais on dit que les religions instituées sont en panne. Et elles sont aussi combattues, avec succès : beaucoup rêvent que le cours de religion disparaisse de l’école et ils avancent inexorablement leurs pions. Toujours plus fort chante aux oreilles le message : sans religions le monde serait meilleur.
Qui est en jeu ?
Certains diront : oh, ce n’est que le recul d’une institution inadaptée. J’objecterai que les Églises qui se sont adaptées à la mentalité contemporaine reculent aussi, et même plus rudement. Mais surtout, je vois que le recul de la religion chez nous est clairement le recul de Dieu. Du vrai Dieu, j’entends, pas celui qu’on fabrique selon son besoin d’être consolé ou rassuré, mais celui qui est libre, qui vient à nous comme il l’a décidé lui-même, celui qui est source de vie et nous dit comment on reçoit cette vie et aussi comment on risque de la rejeter. Ce Dieu-là laisse indifférent. On ne doit même plus faire l’effort de se prononcer à son sujet, il faut surtout le taire et le cacher dans l’espace privé. Il reste certaines « valeurs chrétiennes », mais là aussi il faut remarquer que c’est nous qui les mesurons et adaptons selon la mentalité, et c’est ainsi que par exemple on peut aller jusqu’à évoquer la compassion pour prôner l’euthanasie. Bref, des valeurs qui se dévaluent.
Que fait-Il, lui ?
L’occident est devenu la patrie de l’athéisme pratique. Dans d’autres partie du monde{joomplu:383} la question de Dieu n’est pas éteinte et cela se traduit par un engouement pour le christianisme pour les peuples qui y ont accès. L’Église fleurit en Chine, en Inde, comme elle le fait depuis longtemps en Corée. Mais l’orient est aussi une terre de persécution. Les chrétiens du proche-orient sont chassés et exterminés. Ceux du moyen-orient ou de Chine sont intimidés, violentés, ou encore emprisonnés.
Devant tout cela je me dis depuis longtemps : que fait Dieu ? Cette question m’est d’autant plus dure que je vois parfois son Esprit venir à la rencontre de quelqu’un. Dans des rassemblements de jeunes chrétiens on peut croiser l’un ou l’autre qui est venu récemment à la foi et pour qui on se dit : Dieu est venu le toucher. Alors pourquoi se retient-il autant avec tous ceux qui vivent loin de lui ? Pourquoi ce silence global de sa part tandis que nous peinons à subsister ? Pour le comprendre, il faut faire la constatation qui va suivre.
La révélation ultime
Le courant de la sécularisation est né au sein d’une société toute imprégnée par le christianisme. Au moins depuis l’antiquité il y a eu ici et là des gens pour proposer une société sans dieux, mais le seul endroit de la terre où ce mouvement n’est pas resté marginal est l’occident chrétien. C’est le christianisme qu a suscité la sécularisation, un rejet progressif de Dieu hors de la sphère publique à partir des revendications des Lumières. Ce rejet, qui a pris le nom de laïcité, pourrait être vu seulement négativement, comme un combat qui nous menace. Mais je suis de plus en plus persuadé que ce rejet est comme une révélation de ce qu’est la religion chrétienne.
Depuis{joomplu:382} le jugement injuste du Christ, depuis le Golgotha, nous sommes la religion du Dieu rejeté. Le christianisme est la seule religion qui présente son héros ainsi. Il n’y a que chez nous qu’on prend vraiment au sérieux le problème de la souffrance : Dieu ne donne pas d’explication, il ne surplombe pas le problème mais il s’y plonge lui aussi. Et à travers l’Évangile on découvre que c’est dans le rejet que le Christ se révèle comme Dieu et comme témoin véritable du Père : « lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaîtrez que Je Suis et que je ne fais rien de moi-même : je dis ce que le Père m’a enseigné », dit-il à ses adversaires (Jn 8,27). « Je Suis », c’est le nom divin, celui que Dieu révèle à Moïse au Buisson (Ex 3,14). Rejeter le Christ, c’est le provoquer à se révéler avec force comme Fils de Dieu et envoyé du Père dont il est passionné.
Depuis le début les chrétiens sont les amis du Dieu rejeté ; c’est leur identité la plus profonde. Ils proclament un Messie crucifié, comme le montrent les croix que l’on peut encore rencontrer ici et là (1 Co 1,23). Les persécuter, c’est réaliser exactement ce pour quoi le Sauveur qu’ils proclament est venu. D’ailleurs, un de leurs sages dira : « le sang des martyrs est semence de chrétiens » (Tertullien). Alors, la situation de l’Église persécutée ou minorisée ou chassée de l’espace public, cette situation, au lieu d’être le silence de Dieu, est une grande révélation de qui est Dieu et de ce qu’il fait. Et aussi du mystère du mal et de la capacité de l’homme à y adhérer. À cause de cela, il n’est pas juste de gémir en parlant de christianophobie, comme si nous étions si attachés aux royaumes de la terre. Il nous faut plutôt accomplir notre mission de tenir au pied de la croix, d’être les amis du Dieu rejeté, pour qui le serviteur n’est pas plus grand que son maître.
Le grand mouvement du salut
Face à tout cela il y a le cri de Jésus sur la croix. Mais ce n’est pas un cri d’indignation. Dans le dépouillement total, c’est en fin de compte son cri de guerre contre le mal. Car c’est en étant rejeté et en l’acceptant par amour que le Christ est vainqueur du mal et devient le rédempteur de l’homme. C’est ainsi qu’il sauve les libertés qui s’égarent et refusent. C’est en mourant rejeté, cloué sur la croix que le Christ est sauveur du genre humain.
Le Christ ne meurt pas victime de terroristes, mais après avoir été trahi par un ami. Et trahi en faveur de ceux qui veulent l’éliminer afin de préserver l’équilibre de la société et la paix civile (Jn 11,50). Avez-vous remarqué que l’évangile ne parle pas de satan au sujet des chefs des prêtres ou des Romains, mais au sujet de Judas, l’un des douze, qui n’a pas voulu accepter qui était Jésus et sa façon de conduire l’Église naissante. Ces constatations me font trembler : quand nous voyons des ennemis de l’Église à l’extérieur, sommes-nous sûrs de ne pas être les ennemis de l’intérieur, bien plus dangereux ? Qu’en est-il de notre foi au Père que Jésus ne cesse d’annoncer ? Est-ce elle qui conduit notre vie et nos décisions, ou est-ce une autre philosophie, un distillat frelaté d’Évangile amputé ? L’antéchrist, quand il viendra, sera certes animé par l’esprit du monde, mais il sortira aussi d’un contexte ecclésial, d’où son nom. Quand j’entends le pape François mettre en garde contre le diable et stigmatiser la mondanité spirituelle1, quand je vois l’esprit de sécularisation gangréner l’Église et guider les responsables ecclésiaux, tout cela se rejoint dans mon esprit pour penser que les derniers temps ne sont plus si loin. Mais on pourrait dire aussi que cela a toujours existé ; l’eschatologie parle du futur pour être un guide pour la vie présente.
Un jour il y aura le dernier jour
Quoiqu’il en soit{joomplu:380}, le rejet du Christ par le monde et par des chrétiens prépare la victoire finale, celle que Dieu obtiendra par lui-même et non par nos efforts, à l’heure où on voit monter toutes sortes d’atteintes contre l’homme. Après encore des tribulations, ce sera une victoire « à la Dieu », semblable à la résurrection, pas comme nos victoires humaines où il y a toujours écrasés et écraseurs. Le seul vrai ennemi, c’est la haine, le mensonge, la mort, dont le Christ triomphera. Alors ce sera l’entrée dans le Royaume du Père pour ceux qui le choisissent, ensemble, solidaires dans la joie que rien ne pourra nous enlever.
Je dis tout cela car je viens de terminer le « roman du pape »2, et que les temps où nous sommes me font penser à ces versets de la deuxième lettre à Timothée :
« Sache bien ceci : dans les derniers jours surviendront des temps difficiles. Les hommes… garderont les apparences de la piété, mais en auront renié la puissance… toujours en train d’apprendre mais sans jamais être capables de parvenir à la connaissance de la vérité… Mais toi, demeure ferme dans ce que tu as appris et accepté comme certain : tu sais de qui tu l’as appris. Depuis ta tendre enfance tu connais les Saintes Écritures ; elles ont le pouvoir de te communiquer la sagesse qui conduit au salut par la foi qui est dans le Christ Jésus… Viendra un temps, en effet, où certains ne supporteront plus la saine doctrine, mais, au gré de leurs propres désirs et l’oreille leur démangeant, s’entoureront de quantité de maîtres. Ils détourneront leurs oreilles de la vérité, vers les fables ils se retourneront. Mais toi cependant, sois sobre en toutes choses, supporte la souffrance, fais œuvre d’évangéliste, remplis ton ministère. » (2 Tm 3-4, passim)
Alors, que faire ? Préparons la douce victoire du Christ : en étant fidèles, enracinés dans la foi, témoins de la lumière de l’amour de Dieu pour qui en veut bien, sans être fascinés par le nombre qui choisit l’opposition ou l’indifférence. « le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18,8) Oui, grâce à Dieu, la nôtre ! Ce n’est pas l’heure de déguiser le christianisme pour le rendre acceptable par le plus grand nombre. C’est plutôt le moment de le faire briller dans toute sa pureté, comme un phare ou comme un grand élan vers le Père qui saisit dans sa miséricorde celui qui Le choisit. Et soyons sûrs que tout ce que nous endurons pour le Christ le révèle bien plus clairement que toutes les démonstrations.
1Voir par exemple l’homélie du 18 novembre 2013.
2Robert Hugh, Benson, Le maître de la terre, 1905, réédité chez Tequi, 1993, et téléchargeable ici. Le pape en parle ici, et dans son homélie sur la persécution et la défense d’adorer.