C’est si étrange de dire à ceux qui sont pauvres ou qui ont faim ou qui pleurent ou qui sont rejetés : heureux êtes-vous ! Cela nous désoriente complètement. Tout être humain cherche le bonheur, et dans sa recherche de bonheur il va spontanément se protéger contre ces situations de dépendance et de détresse que sont la pauvreté, la faim, la souffrance, le repoussement. Dans notre monde occidental, cette fuite bien compréhensible de la pauvreté et de la souffrance conduit à tant d’excès et de comportements choquants pour le reste de la planète. Il y a aujourd’hui plus de formules d’assurances que Séraphin Lampion n’aurait pu en imaginer. Pour nous assurer une retraite heureuse nous nourrissons des fonds de pension qui font vaciller toute l’économie. Pour tenter de remédier à la détresse et à la souffrance, beaucoup de législateurs ont été tentés de mettre au point des lois qui menacent la vie de son commencement jusqu’à sa fin. Et lorsque notre style de vie dénote par rapport au courant général, nous sommes bien en peine de tenir le cap et de ne pas entretenir une honte secrète, à moins que nous n’ayons le tempérament de don Quichote, ce qui n’est pas l’idéal non plus...
Si tout cela arrive, c’est que légitimement nous avons peur : peur de la pauvreté, peur de la détresse, peur du rejet des autres. C’est bien normal d’avoir peur de tout cela. Pourtant, la peur ne peut pas conduire notre vie. Et Jésus nous propose une libération radicale de la peur. Pour éviter même que nous déguisions notre peur sous les mots de prévoyance, de responsabilité ou autre chose, il nous dit carrément :
« Heureux, vous les pauvres :
le royaume de Dieu est à vous !
Heureux, vous qui avez faim maintenant :
vous serez rassasiés !
Heureux, vous qui pleurez maintenant :
vous rirez !
Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous repoussent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l’homme.
Ce jour-là, soyez heureux et sautez de joie, car votre récompense est grande dans le ciel : c’est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes. » (Lc 6,21-23)
Ça m’étonnerait que Jésus dise cela pour ceux qui sont pauvres ou qui ont faim à cause des injustices sociales et de l’exploitation, mais bien pour ceux qui ont besoin d’être libérés de leur peur d’être pauvre et de manquer, libérés afin d'aimer en vérité et changer le monde autour d’eux. Je repense à cette petite phrase que saint Paul dit à son fils spirituel, Timothée : « Ce n’est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d’amour et de raison. » (2Tm 1,7)
Cela nous oblige à chercher notre bonheur profond dans la foi ; la foi non comme une évasion mais comme une libération. Nous pouvons compter sur Dieu à ce point, y compris pour notre vie concrète, nos besoins intimes ; personne n’a à regretter de compter vraiment sur Dieu lui-même. Car Dieu est fiable, et la première lecture (Jr 17,8) nous le rappelait : c’est le Seigneur qui est source de vie. Le Seigneur ne supprime pas les années de sécheresse, mais il nous abreuve et par lui nous tenons et progressons. Et tous les autres avec nous.