Chapitre 4
péché, responsabilité, culpabilité, pardon

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Le « Cours d’éthique générale » de Christophe Cossement est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

Nous avons jusqu’ici parlé du mal moral et du sujet moral — dont la volonté peut être bonne ou mauvaise, qui peut s’épanouir, grandir en vertu ou s’abîmer, blesser sa dignité — en repoussant au maximum les considérations relatives à la responsabilité du sujet. Il est temps de les aborder car la foi chrétienne considère nos actes comme des réponses : réponses à un appel, réponse à une personne, dans l’amour. La morale chrétienne est éminemment relationnelle.

4.1 Le péché

Le mot «péché» est volontiers tourné en dérision dans notre société, et pour remédier à des difficultés de communication on préfère parler de «faute» ou d’«erreur» ou pire encore de «faiblesse». Et pourtant le péché est bien différent d’une faute, d’une erreur ou d’une faiblesse.

Parfois aussi, parce que le mot «péché» serait culpabilisant, on préfère ne plus parler de rien du tout, mais ce faisant on ne résout pas le problème du mal commis, on laisse plutôt chacun compter sur le temps et l’oubli, c’est-à-dire souvent l’enfouissement de ses propres poubelles dans les marécages de son inconscient ou elles fermentent et altèrent tout. Pourtant, la foi chrétienne a bien autre chose à proposer pour traiter la culpabilité : elle nous dispose au pardon qui recrée.

4.1.1 Qu’est-ce que le péché ?

Pour beaucoup, commettre un péché c’est faire ce qui est défendu (par l’Église spécialement). Mais il nous faut prendre les choses par l’autre bout, car si le péché est mal, ce n’est pas parce qu’il nous est défendu. Au contraire, le péché nous est défendu parce qu’il est mal, c’est-à-dire parce qu’il rend mauvaise notre volonté, nous détourne de notre fin dernière, où est notre seule béatitude, notre vrai bonheur.

Lorsque la Bible nous parle du péché, elle le fait en des termes empruntés aux relations humaines : manquement, iniquité, rébellion, injustice, dette (ce dernier terme va beaucoup se développer dans le Nouveau Testament ; c’est lui qu’on retrouve dans le Notre Père chez Matthieu1). Le péché n’est jamais une faute commise envers un idéal ou un code de loi. Il est décrit comme «faire ce qui est mal aux yeux du Seigneur»2. C’est la relation au Seigneur qui est mise à l’épreuve dans le péché. Si je pèche, c’est contre Dieu. Je ne pèche pas contre moi-même, contre mon idéal, contre mon idée de l’homme ni contre ce que je juge convenable3. «Contre et toi seul j’ai péché» nous dit le psaume 50. Et le jeune homme qui revient vers son père dira : «Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi» (Lc 15,21). Le péché n’est pas d’abord un acte mais une rupture avec Dieu. Ainsi, même un acte bon s’il est commis contre Dieu devient un péché, comme d’aider les pauvres par colère contre la Providence.

En hébreu la racine du mot péché vient de la balistique et désigne le fait de manquer la cible. Pécher, pour l’homme créé pour tendre par lui-même vers le bonheur, c’est se tromper de bonheur. «Ce n’est pas une infraction à un code de la route divin, c’est un détournement volontaire d’itinéraire»4. Le mari qui trompe sa femme pense aller ainsi à la rencontre de son bonheur, comme celui qui détourne de l’argent public ou qui écrase ses collaborateurs. Or le grand bonheur c’est Dieu, et la vie qu’il nous propose. Nous sommes faits pour ce bonheur. Le péché est un bonheur «désordonné»5.

4.1.2 le péché originel : cadre du récit

Le meilleur moyen pour comprendre le péché est de le rencontrer lorsqu’il apparaît dans le cœur de l’homme. La Bible nous raconte une histoire qui est restée dans la tradition théologique comme le récit du «péché originel». Originel, c’est-à-dire «des origines». Le récit biblique ne nous transporte pas en un moment précis de l’histoire de l’humanité, quelque part entre homo habilis et homo sapiens sapiens, mais il nous décrit plutôt l’état présent de l’humanité. En se plaçant aux origines de l’homme, en faisant survenir ce péché dans une humanité réduite à un seul couple, le récit indique que ce qui est décrit là concerne toute l’humanité, sans que personne puisse prétendre échapper à ces dispositions néfastes6. En outre, la Bible présente la situation comme une aventure qui arrive à l’homme après sa création, indiquant par là non pas qu’il fut réellement un temps où l’homme n’a pas péché, mais que le péché ne fait pas partie de la nature de l’homme, qu’il est plutôt quelque chose qui lui est ajouté — et qui donc peut aussi lui être enlevé sans le changer fondamentalement, essentiellement. C’est ainsi qu’on pourra imaginer une personne humaine complétement humaine sans le péché : ce sera Marie mère de Dieu, vraie femme du peuple d’Israël, conçue sans péché, l’Immaculée Conception7. En présentant un avant et un après le péché, la Bible montre l’homme dans le plan de Dieu puis l’homme abîmé, tel que nous le connaissons. Venons-en au récit8 :

Gn 31Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits. Il dit à la femme : «Alors, Dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ?» 2La femme répondit au serpent : «Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. 3Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort.» 4Le serpent répliqua à la femme : «Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! 5Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal.» 6La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea. 7Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes. 8Ils entendirent le pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour, et l’homme et sa femme se cachèrent devant Yahvé Dieu parmi les arbres du jardin. 9Yahvé Dieu appela l’homme : «Où es-tu ?» dit-il. 10«J’ai entendu ton pas dans le jardin, répondit l’homme ; j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché.» 11Il reprit : «Et qui t’a appris que tu étais nu ? Tu as donc mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger !» 12L’homme répondit : «La femme que tu m’as donnée, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre, et j’en ai mangé.» 13Le Seigneur Dieu dit à la femme : «Qu’as-tu fait là ?» La femme répondit : «Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé.» 14Alors le Seigneur Dieu dit au serpent : «Parce que tu as fait cela, tu seras maudit parmi tous les animaux et toutes les bêtes des champs. Tu ramperas sur le ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. 15Je mettrai une hostilité entre la femme et toi, entre sa descendance et ta descendance : sa descendance te meurtrira la tête, et toi, tu lui meurtriras le talon.» 16Le Seigneur Dieu dit ensuite à la femme : «J’aggraverai tes souffrances et tes grossesses ; c’est dans la souffrance que tu enfanteras des fils. Le désir te portera vers ton mari, et celui-ci dominera sur toi.» 17Il dit enfin à l’homme : «Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé le fruit de l’arbre que je t’avais interdit de manger : maudit soit le sol à cause de toi ! C’est dans la souffrance que tu en tireras ta nourriture, tous les jours de ta vie. 18De lui-même, il te donnera épines et chardons, mais tu auras ta nourriture en cultivant les champs. 19C’est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu proviens ; car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière.» 20L’homme appela sa femme Ève (c’est-à-dire : la vivante), parce qu’elle fut la mère de tous les vivants. 21Le Seigneur Dieu fit à l’homme et à sa femme des tuniques de peau et les en revêtit. 22Puis le Seigneur Dieu déclara : «Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance du bien et du mal ! Maintenant, ne permettons pas qu’il avance la main, qu’il cueille aussi le fruit de l’arbre de vie, qu’il en mange et vive éternellement !» 23Alors le Seigneur Dieu le renvoya du jardin d’Éden, pour qu’il travaille la terre d’où il avait été tiré. 24Il expulsa l’homme, et il posta, à l’orient du jardin d’Éden, les Kéroubim, armés d’un glaive fulgurant, pour interdire l’accès de l’arbre de vie.

4.1.3 Le péché originel, un mensonge sur Dieu

Extérieurement on pourrait ne voir de la part de l’homme qu’un acte de désobéissance : l’homme s’oppose à Dieu en violant son commandement. Mais la Bible nous invite à regarder à l’intérieur de l’homme et de sa relation avec Dieu. Tout commence avec l’insinuation du serpent qui prétend citer Dieu en disant «vous ne pouvez pas manger» tandis que Dieu avait dit : «tu pourras manger de tous les arbres du jardin» (Gn 2,6). Le serpent fait mine d’évoquer la parole de Dieu mais dit en réalité tout le contraire. Car bien que «manger de tout sauf» et «ne pas manger tout» ne s’opposent pas logiquement, ils s’opposent dans le sens : la Parole divine insiste sur le don tandis que le serpent place la vie avec Dieu dans le cadre d’une interdiction. La dynamique de la Parole divine en est totalement renversée9.

La Bible décrit bien la situation de tentation où se trouve l’homme : celle de ne plus expérimenter l’effet d’obéir à Dieu comme le principe de sa liberté et la source de son bonheur, mais de s’y rapporter comme on se rapporte à celui qui dérange, empêche, empiète sur la liberté (dont on ne sait plus qu’elle est reçue), dit «non» alors que tout le récit de la création ressemble à un grand «oui» à la vie. «La Sagesse de Dieu qui est fondement de la liberté humaine est ainsi réduite à devenir sa limite»10.

Le sens des réalités, de la vérité, est altéré par le serpent d’une autre manière encore dans le cœur de l’homme. Alors que l’arbre interdit était celui de la «connaissance» du bien et du mal — avec tout le sens d’exercice pratique que nous avons trouvé à ce mot —, il devient aux yeux de la femme un arbre «désirable pour acquérir le discernement». C’est l’illusion néfaste et très répandue que pour savoir que le mal est mal il faut l’expérimenter. Pourtant le mal détruit toujours quelque chose en nous et autour de nous.

Pourquoi est-ce à la femme que le serpent s’adresse ? N’est-ce pas que son coup serait plus formidable s’il emportait l’adhésion de celle qui est porteuse de la vie ? Nous le voyons encore aujourd’hui : c’est la femme qui est la première victime du mal, des guerres, de l’exploitation, de l’avortement, de l’injustice. Mais elle est gardienne de la vie ; si le serpent s’était plutôt adressé à son mari, n’aurait-elle pas pu le dissuader du mal ? Il fallait donc viser celle qui est gardienne de la vie... Admirez aussi avec quelle véhémence l’homme essaie de dissuader sa femme d’écouter le serpent !

La femme se défend de la parole du serpent, mais finalement l’homme et la femme cèdent à son insinuation, ils souhaitent être «comme des dieux qui connaissent le bien et le mal». Ils veulent se prendre eux-mêmes pour la mesure, être les seuls maîtres de leur destinée et disposer d’eux-mêmes comme ils le souhaitent. Ils refusent de dépendre de celui qui les a créés.

Or la relation n’était pas seulement de dépendance, mais aussi d’amitié. Dieu n’avait rien refusé à l’homme créé à son image et ressemblance, il ne s’était rien réservé, pas même la vie (à la différence des dieux évoqués par les anciens mythes ; cf. Gilgamesh X, 311). Mais le serpent pousse l’homme et la femme à douter de la bonté de Dieu : et si le commandement donné par Dieu n’était qu’un stratagème inventé par Dieu pour sauvegarder ses privilèges, et si la menace jointe au précepte n’était qu’un mensonge : «non, vous ne mourrez pas...» ? L’homme se met à regarder Dieu comme son rival ; au lieu d’un Dieu grand et généreux, il croit se trouver devant un dieu mesquin occupé à se protéger contre sa créature, à défendre ses intérêts, un dieu mû par la peur, un dieu qui n’est pas amour. Dans ce cas, il vaut mieux s’arranger soi-même, ne rien attendre de lui, se forger soi-même son propre bonheur12.

4.1.4 le péché, dégradation de la relation avec Dieu

Le péché originel a lieu dans le cœur de l’homme comme une méfiance originelle. Il atteint l’homme dans sa relation même à Dieu dont il est l’image. On devine que les conséquences du péché seront graves puisqu’il tord l’homme au centre de son être.

Entre l’homme et Dieu tout est changé, et l’homme le pressent déjà par le verdict de sa conscience : avant même que Dieu ne parle explicitement, l’homme sent que la familiarité qu’il avait avec Dieu est brisée, il se sent gêné devant Dieu et doit se cacher. La capacité d’entendre Dieu et de lui parler n’est pas détruite, mais désormais le premier réflexe de l’homme sera de se méfier de Dieu. L’homme n’est plus le compagnon de Dieu pour se promener avec lui dans le jardin... «Quoi de toi ?» dit Dieu, qu’est-ce qui s’est passé que tu n’es plus à mon côté ? – J’ai eu peur...

Pourquoi l’homme a-t-il peur de Dieu ? Parce que, par le péché originel, il s’en était séparé. Pour lui, Dieu qui est Père est devenu le Dieu juge. (Marcel Van, vision de sainte Thérèse)

4.1.5 le péché, dégradation des relations humaines et avec l’environnement

Rupture entre l’homme et Dieu, le péché introduit aussi une rupture entre les membres de la famille humaine. L’homme ne s’accepte plus nu, il veut jouer un personnage, il cherche désormais à paraître, y compris aux yeux de l’être qui lui est le plus proche. Le péché introduit une distorsion entre être et paraître. L’homme se désolidarise aussi de sa femme. Elle, «l’os de ses os et la chair de sa chair», voici qu’il se met à l’accuser, et Dieu devra bien constater cette rupture : «ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi». Cette rupture s’étendra aux enfants du couple : Caïn tuera Abel, et le règne de la violence et de la loi du plus fort s’installera ; Lamek osera dire : «écoutez ma parole : Pour une blessure, j’ai tué un homme ; pour une meurtrissure, un enfant. Caïn sera vengé sept fois, et Lamek, septante fois sept fois !» (Gn 4,23-24)

Par rapport au monde environnant comme envers la capacité de donner la vie, la mission reste la même, mais elle devient pénible. Enfin survient la mort, par la privation de l’arbre de vie. Cette privation qui pourrait paraître arbitraire est en réalité intimement liée à la rupture d’avec Dieu source de la vie et peut se présenter comme une protection de l’homme par Dieu :

Et c’est aussi pour ce motif qu’il le chassa du paradis et qu’il le transféra loin de l’arbre de vie : non qu’il lui refusât par jalousie cet arbre de vie, comme d’aucuns ont l’audace de le dire, mais il le fit par pitié, pour que l’homme ne demeurât pas à jamais transgresseur, que le péché qui était en lui ne fût pas immortel et que le mal ne fût pas sans fin incurable. Il arrêta ainsi la transgression de l’homme, interposant la mort et faisant cesser le péché, lui assignant un terme par la dissolution de la chair qui se ferait dans la terre, afin que l’homme, cessant enfin de vivre au péché et mourant à ce péché, commençât à vivre pour Dieu. (saint Irénée de Lyon, Adversus Hæreses, III,23,7)

4.1.6 le péché n’est ni le premier ni le dernier mot sur l’homme

La doctrine du péché originel est fréquemment présentée comme une manifestation du pessimisme du christianisme envers l’homme. Au contraire, elle expose la grandeur de l’homme, auquel la faiblesse et la facilité à commettre le mal n’est pas aussi naturelle qu’il n’y paraît. Cette faiblesse — en théologie on parle souvent de concupiscence — n’est pas constitutive de l’homme et elle n’aura pas non plus le dernier mot : Dieu a imaginé un homme exempt du péché et il s’est débrouillé pour le faire un jour vivre ainsi. C’est la doctrine de la rédemption, qui affirme que par l’œuvre du Christ le péché n’aura pas le dernier mot dans l’homme, que la relation avec Dieu et entre les hommes retrouvera son caractère lumineux et profond.


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En même temps la doctrine du péché originel affirme qu’aucun homme n’en est exempt, que «par la désobéissance d’un seul homme, la multitude a été rendue pécheresse» (Rm 5,19). Ceci souligne que le salut se reçoit, qu’il ne se conquiert pas par aucune sorte d’exercices spirituels ou ascétiques — bien que ces exercices puissent être utiles pour accueillir le salut, ils ne le méritent pas — ni aucun genre de thérapie humaine. Seul l’amour manifesté par le Christ sur la croix, l’amour vainqueur de toutes divisions, vainqueur de la mort, opère la réconciliation. «C’est en Adam que meurent tous les hommes ; c’est dans le Christ que tous revivront» (1Co 15,22).

4.1.7 «Ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du mal»

Cette victoire de la réconciliation avec Dieu et entre les hommes ne s’opère pas sans l’adhésion toujours renouvelée de notre cœur. Cela explique l’apparente inefficacité du salut, qui a besoin de cœurs acceptant de s’ouvrir pour se réaliser. C’est ainsi que Jésus fut en butte aux pharisiens et aux docteurs de la loi qui n’avaient, pensaient-ils, pas besoin d’être sauvés. Sa proposition touchait bien davantage ceux qui avaient conscience de la nécessité de l’intervention de Dieu pour être sortis de leur péché : les publicains, les prostituées13.

La demande d’être sauvé au jour le jour est si importante qu’on la retrouve dans le Notre Père : «ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du mal». La traduction actuelle en rebute plus d’un. Le latin et ne nos inducas in tentationem signifie «fais que nous ne soyons pas conduits dans la tentation» mais la façon dont il a été rendu suggère un malencontreux déplacement de la négation vers un «ne fais pas que nous soyons conduits dans la tentation». Du coup on aurait presque l’impression que Dieu a à voir avec la tentation, alors qu’il agit pour nous en préserver. Les frères de Taizé traduisent par «garde-nous de la tentation» et la nouvelle traduction liturgique : «ne nous laisse pas entrer en tentation».

La demande d’être sauvé se fait chaque jour. Car chaque jour l’homme a besoin de l’aide de Dieu pour résister à la tentation qui se présente à lui comme le mieux à faire, voire comme le raisonnable, le sage.

4.2 Responsabilité

La question de savoir dans quelle mesure notre acte ou notre omission peut nous être imputée a beaucoup d’importance tant au niveau de la justice civile que dans l’évaluation du péché. En matière de justice civile, je réponds de mes actes devant la société de mes semblables14. En matière de foi, les actes où je m’engage moi-même changent ma relation avec mon Dieu et avec son peuple, l’Église : ils renforcent ou abîment — voire détruisent — cette relation.

En matière de responsabilité pénale comme en matière de péché, la responsabilité d’une action peut être diminuée — parfois même supprimée — par toute sorte de facteurs : l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux15.

4.2.1 Gravité, conscience et consentement : péché mortel ou véniel

Au niveau de la foi on se demandera en quoi ce que j’ai fait est plus ou moins grave, et jusqu’à quel point je me suis engagé dans ce que j’ai fait. C’est cette gravité et ce degré d’engagement qui modifiera objectivement plus ou moins grandement le lien qui m’unit à Dieu et aux autres. Et comme on l’a déjà vu, ce degré d’engagement se mesure par le degré de liberté avec lequel j’ai agi, donc de connaissance et de volonté.

Quand un péché est-il grave ? Communément chez les chrétiens on dira que c’est lorsqu’il enfreint un des Dix commandements, qui sont considérés comme la base de l’Alliance d’amour voulue par Dieu avec les hommes.

Le degré de connaissance : moins je me rends compte que ce que je fais est contraire à ma vraie fin — et à la loi de Dieu qui la décrit, comme nous le verrons —, moins je pèche. C’est ma conscience qui m’avertit du bien ou du mal qui se trouvent dans mon acte, et c’est elle que je dois suivre dans son injonction de faire le bien et de rejeter le mal.

Le degré de volonté ou de consentement : l’acte que je choisis délibérément m’engage, façonne mon être et mes relations, à la différence de l’acte qui m’échappe comme un «acte manqué ». Entre les deux il y a tout une gradation, un mélange de volontaire et d’involontaire, de voulu et de non voulu, et c’est dans cette gamme que se situeront la plupart de nos actions. Notre liberté est «une liberté située, conditionnée (...) jamais parfaitement maîtresse d’elle-même, mais toujours humblement liée à du non-libre sur lequel elle prend appui et auquel, en retour, elle confère une part de son sens»16. C’est la raison pour laquelle on lit dans le Catéchisme : «Les impulsions de la sensibilité, les passions peuvent également réduire le caractère volontaire et libre de la faute, de même que des pressions extérieures ou des troubles pathologiques»17.

Lorsque l’homme s’engage de toutes ses facultés spirituelles dans une action qui est gravement contraire à son bien ultime, à l’amour de Dieu et du prochain, il détruit l’amour dans son cœur. L’homme s’inflige en quelque sorte la mort de l’âme. Son péché est un péché mortel. Par péché mortel on entend donc un péché dont la matière est grave, qui est fait en toute connaissance du caractère de péché, et en pleine possession de ses moyens, de sa volonté (plein consentement). Ce péché fait vraiment tourner le dos à Dieu, source de notre vie. Son seul remède est de revenir à Dieu et de le laisser nous sauver, dans le sacrement de la réconciliation. Dieu seul sait vraiment ce qu’est ce péché, et on peut trouver fort à propos cette répartie de sainte Jeanne d’Arc quand on lui demandait si elle était en état de grâce : «si j’y suis, que Dieu m’y garde, si je n’y suis pas, qu’il m’y mette !»

Mais il se peut que l’action soit moins contraire à l’amour, ou qu’elle soit faite avec une diminution de la liberté ou une méconnaissance du mal commis. Dans ce cas la relation à Dieu et aux autres est moins atteinte ; on parle de péché véniel. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit de balivernes que l’on peut commettre sans souci :

L’homme ne peut, tant qu’il est dans la chair, éviter tout péché, du moins les péchés légers. Mais ces péchés que nous disons légers, ne les tiens pas pour anodins : si tu les tiens pour anodins quand tu les pèses, tremble quand tu les comptes. Nombre d’objets légers font une grande masse ; ce sont des gouttes d’eau nombreuses qui remplissent le lit d’un fleuve ; les tas de blé se composent d’une multitude de grains. Quelle est alors notre espérance ? D’abord, dans l’aveu de nos iniquités. (...) ; puis, ayons la charité, parce qu’il est dit d’elle : «La charité couvre la multitude des péchés (1P 4,8)». Remarquons-le, Jean nous recommande la charité eu raison des iniquités dont nous nous souillons à chaque instant ; car la charité seule fait disparaître notre culpabilité. (S. Augustin, ep. Jo. 1, 6)

La distinction entre péchés véniels et mortels est inspirée, comme ce texte de saint Augustin, de la première lettre de saint Jean : «Tout ce qui nous oppose à Dieu est péché, mais il y a des péchés qui ne conduisent pas à la mort» (1 Jean 5,17).

4.2.2 les péchés capitaux

On confond souvent péchés mortels et péchés capitaux. Ces derniers se disent d’ailleurs «deadly sins» en anglais ! Pourtant on trouve dans les péchés capitaux des péchés dont la matière n’est pas grave...

«Capital» vient du latin caput, la «tête». Les péchés capitaux prennent la tête du cortège des péchés dans notre vie. En les laissant s’implanter dans notre cœur, nous amoindrissons notre volonté, nous troublons notre discernement, nous nous rendons de moins en moins capables d’une vie bonne.

En voici la liste : l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, l’impureté, la gloutonnerie, et enfin la paresse ou acédie.

La littérature des grands spirituels du christianisme les épingle depuis l’antiquité18. Elle les appelle d’ailleurs souvent plus justement «passions» ou «vices» que péchés, puisque ce qui est en jeu ici est la modification profonde de la personnalité de celui qui s’y abandonne. Les passions capitales affaiblissent notre résistance naturelle au mal, elles obscurcissent notre conscience et ramollissent notre volonté.

4.2.3 Péché individuel et structures de péché

Le péché est un acte personnel. Mais les hommes ont un effet les uns sur les autres, dans le bien comme dans le mal. De même qu’ils s’encouragent les uns les autres à se dépasser eux-mêmes dans l’amour — et l’on compte que l’Église soit ce peuple où l’on s’exhorte mutuellement à ce qu’il y a de meilleur — ils peuvent induire leurs semblables en tentation et les pousser à pécher. On peut distinguer d’une part la coopération au péché et d’autre part le péché social ou «structure de péché».

Nous avons une responsabilité dans les péchés commis par d’autres, quand nous y coopérons :
– en y participant directement et volontairement ;
– en les commandant, les conseillant, les louant ou les approuvant ;
– en ne les révélant pas ou en ne les empêchant pas, quand on y est tenu ;
– en protégeant ceux qui font le mal19.

Les structures de péché : avec la théologie de la libération on a vu se développer une réflexion sur l’injustice non plus seulement personnelle mais institutionnalisée. Si, par exemple, les trois-quarts de l’humanité vivent dans le sous-développement et sont menacés constamment par la faim, la raison n’est pas à chercher uniquement dans des injustices individuelles précises, mais bien dans des structures économiques et politiques internationales injustes. Pour désigner ces structures, la conférence des évêques d’Amérique latine à Puebla en 1979 a parlé de «péché social»20, et a redit son option préférentielle pour les pauvres. Voici par exemple quelques mots d’interview de Mgr Leonidas Proaño, évêque de Riobamba en Équateur de 1954 à 1985 :

Je pense que l’Évangile est subversif. Lorsque nous le comparons à la réalité de l’existence que nous expérimentons de ce monde, dans lequel nous voyons qu’il y a des injustices, l’exploitation des hommes par d’autres hommes, l’oppression, des manques d’amour, d’union, l’empire de la mort... face à un monde pareil, l’Évangile se présente comme quelque chose qui proclame tout le contraire : il proclame la justice, il proclame l’amour de la vie, il proclame l’amour de la vérité, il proclame l’amour de la liberté et il la met en pratique, l’amour de la paix et il la met en pratique. Nous allons comme palpant de la main ce monstre qu’on appelle le péché dans sa dimension sociale. Le péché n’est pas un être, ce n’est pas une idée, ce n’est pas une action enfermée uniquement dans le cœur et la vie intime d’une personne. Le péché a sa dimension sociale monstrueuse. Là nous découvrons précisément tous les mécanismes mis en œuvre pour la domination des plus faibles 21.

Le péché social — plus justement appelé «structure de péché», puisqu’une société ne peut pas être considérée comme sujet moral — nous conduit souvent à baisser les bras devant l’injustice. Pourtant, il met chacun au défi d’agir pour changer le monde à sa mesure. L’inaction serait clairement un péché, la collaboration à la perpétuation de ce péché social. On peut accueillir cette interpellation de Jean-Paul II :

Quand elle parle de situations de péché ou quand elle dénonce comme péchés sociaux certaines situations ou certains comportements collectifs de groupes sociaux plus ou moins étendus, ou même l’attitude de nations entières et de blocs de nations, l’Église sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit, l’accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels. Il s’agit de péchés tout à fait personnels de la part de ceux qui suscitent ou favorisent l’iniquité, voire l’exploitent ; de la part de ceux qui, bien que disposant du pouvoir de faire quelque chose pour éviter, éliminer ou au moins limiter certains maux sociaux, omettent de le faire par incurie, par peur et complaisance devant la loi du silence, par complicité masquée ou par indifférence ; de la part de ceux qui cherchent refuge dans la prétendue impossibilité de changer le monde ; et aussi de la part de ceux qui veulent s’épargner l’effort ou le sacrifice en prenant prétexte de motifs d’ordre supérieur. Les vraies responsabilités sont donc celles des personnes. 22


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4.3 Culpabilité et sentiment de culpabilité

On entend souvent dire que le christianisme est une religion culpabilisante, notamment parce qu’elle parle du péché. Si on réglait le problème de l’héritage de notre «éducation chrétienne», on serait tranquille avec le sentiment de culpabilité. Or il n’en est rien, parce que le sentiment de culpabilité n’est pas spécifiquement chrétien, il est tout simplement humain. Faire régresser le christianisme ou son enseignement éthique ne libérera pas les consciences ; bien au contraire, car la foi chrétienne présente à tout homme un chemin qui permet de vivre par-delà la morsure de la culpabilité. Nous aurons à distinguer la bonne culpabilité, qui avertit sur le mal commis afin d’ouvrir à la conversion, de la mauvaise culpabilité, le sentiment de culpabilité qui coupe de la vie en faisant regretter d’être soi.

4.3.1 Des indices dans le récit de la chute

Un jour ou l’autre, l’homme déçoit les attentes légitimes d’un autre, il manque au lien qui les unissait, il pèche contre lui. Il peut entrer avec simplicité dans la démarche de la reconnaissance de la faute, de la demande de pardon, mais une autre réaction est possible, que l’on repère dans le récit de la chute que nous venons de lire en Gn 3. L’Écriture nous raconte que l’homme et la femme, après le péché, acquièrent un autre regard. Leurs yeux «s’ouvrent», mais sur quoi s’ouvrent-ils ? Sur une existence coupée de Dieu, où l’homme voit douloureusement sa faiblesse : il est seul, orphelin, et nu, c’est-à-dire éprouvant sa vulnérabilité. On peut imaginer la souffrance liée à cette découverte. «Le premier effet de la chute est de rendre notre nudité douloureuse, insupportable, traumatisante»23. De cette douloureuse nudité, nous voyons que l’homme éprouve une honte : il lui faut se fabriquer un pagne. Une connaissance de soi acquise en quittant la relation d’amour avec Dieu abîme le regard de l’homme sur lui-même. Ce qu’il est lui fait horreur, et cette honte pollue toute la relation et le regard qu’il pose sur lui-même, sur les autres et sur Dieu. Cette honte s’appelle le sentiment de culpabilité. Ensuite, cette nudité ne me fait pas seulement honte, elle me fait peur, elle est angoissante. Chacun de nous fait cette expérience de voir monter en lui souffrance, honte ou angoisse dès que sa vulnérabilité est exposée. Et c’est le propre du combat spirituel de nous permettre de gérer correctement ces émotions afin de rester disponible à l’amour.

Le récit du jardin de la Genèse va nous aider à distinguer la culpabilité du sentiment de culpabilité, tout en nous faisant comprendre que la confusion règne dans nos cœurs. L’homme ne dit pas à Dieu : «j’ai eu peur parce que j’ai désobéi», mais «parce que je suis nu». Il y a là un glissement surprenant. Pourquoi L’homme voudrait-il cacher à Dieu qu’il est nu ? Dieu lui-même l’a façonné ainsi, il ne sera pas inquiet de voir l’homme nu. Mais en accusant sa nudité comme responsable de son attitude de fuite, l’homme cherche à masquer non pas sa vulnérabilité mais la désobéissance qu’est son péché. La vérité du péché et de la rupture de relation est entièrement occultée au profit de l’aveu plutôt factice de la honte, de la gêne d’être nu, de la gêne d’être vulnérable. Ce mécanisme fait passer de la conscience de culpabilité — ou conscience du péché, qui est la véritable culpabilité, qui s’exprime sainement par la honte de ce que j’ai fait, par la conscience de ma faute et l’aveu — au sentiment de culpabilité — qui me fait avoir honte de ce que je suis. Il s’agit d’un mécanisme de défense, mais il a des conséquences qui peuvent être pénibles.

Dans le texte de la Genèse, nous découvrons une autre attitude suscitée par le refus de reconnaître le mal commis : l’accusation d’autrui. La femme se retrouve accusée par l’homme, et Dieu est mis sur la sellette par la même occasion. «Justification, accusation et mise en place d’un système de défense agressif me permettent de ne pas voir ma vraie culpabilité et de ne pas traverser l’angoisse de ma propre responsabilité»24.

4.3.2 Origine du sentiment de culpabilité

Le sentiment de culpabilité, c’est la culpabilité dégradée sous forme de sentiment, c’est-à-dire d’émotion : un ressenti, une vague impression d’être coupable, et parallèlement un sentiment d’indignité, de laideur, d’incapacité, d’impureté. Ce sentiment s’origine souvent dans des événements de l’enfance ou dans des croyances que l’on s’est forgées dans les premiers stades du développement affectif, au moment où le jeune enfant est confronté aux interdits qui structurent les premiers stades psychologiques — sevrage, propreté, etc. — et permettent de sortir de l’immédiateté pour s’humaniser. Le sentiment de culpabilité nous entraîne vers des attitudes d’auto-dévalorisation : «je ne vaux rien, je suis le dernier» ; et cela n’a rien à voir avec la véritable humilité, qui va de pair avec un juste sentiment de sa propre valeur. Dans le sentiment de culpabilité s’enracinent aussi un manque de confiance en soi et un complexe d’infériorité ; et l’angoisse du rejet, de l’abandon. Bref, une honte de ce que je suis.

Le sentiment de culpabilité n’est pas d’origine morale, mais purement psychologique. Il en existe diverses théories. Selon l’une d’elle il prend naissance dans l’affectivité, par la trace d’événements blessants (rôle de la mémoire) repris par l’imagination. La blessure originante est une blessure d’amour. Elle est forte puisque l’amour est le fondement de l’être humain. Détaillons : l’homme est créé à l’image de Dieu, Trinité d’amour totalement vécu. Il a donc au fond de son être l’attente d’être aimé et de pouvoir aimer infiniment25. C’est une soif ontologique, il ne peut exister comme homme sans commencer à la réaliser. Ce qui fait vivre l’homme est «la quête d’un bonheur qui repose sur l’amour, plus précisément sur le désir d’être aimé et d’aimer».

Or dès le début de son existence, le petit bébé fera aussi l’expérience de l’absence d’amour, ou d’une attitude qu’il interprétera dans ce sens, comme cela peut l’être de toute séparation naturelle. C’est déjà l’expérience toute simple que maman n’est pas là aussitôt quand je m’éveille ou que j’ai faim. Le tout-petit se retrouve dans «une situation de non-satisfaction de son désir d’amour à laquelle il n’est pas préparé.» Cette situation n’est pas liée au péché des parents, à une faute de leur part. La doctrine du péché originel nous enseigne sur le fait qu’il n’est pas possible de transmettre la vie sans occasionner des blessures. Nous n’avons pas à en vouloir à nos parents, comme nous n’avons pas à nous en vouloir comme parents. Il reste que parfois nos parents ont pu en outre avoir un comportement mauvais qui a amplifié, parfois grandement, ce mécanisme de blessure de l’amour.

Le sentiment de culpabilité est causé par une relation blessante à travers un lien affectif intense. Ce sont nos proches qui nous blessent le plus intimement, volontairement ou involontairement. S’il n’y a pas cette attache affective, il n’y aura pas de sentiment de culpabilité. Il est possible de limiter l’intensité de ce sentiment en évitant les séparations inutiles, surtout avant l’âge de 3 ans26. L’expérience de blessure dans l’amour laisse l’enfant imaginer qu’il n’est pas aimable dans ce qu’il est. C’est le début de la peur d’être rejeté «parce que je ne suis pas comme il faut». Cette peur se réactive chez l’adulte par un échec (licenciement, divorce, rejet d’un groupe, humiliation, viol, etc.) qui conduit à l’angoisse.

D’autres auteurs vont associer le sentiment de culpabilité avec le désir de toute-puissance propre au petit enfant. Lorsque quelque chose de très pénible arrive à l’enfant, qu’il n’a pas pu éviter, il tentera d’y mettre de l’ordre en s’attribuant la cause de cet événement fâcheux. C’est une façon de digérer le problème, mais qui en créera d’autres. «Lorsque le malheur nous frappe nous nous sentons moins impuissants si nous l’expliquons par notre culpabilité. Nous nous imaginons que nous aurions pu l’empêcher et cela nous redonne un certain pouvoir»27. Cette façon de réagir au mal qui nous frappe continue de brouiller notre discernement à l’âge adulte.

Une troisième explication serait à chercher du côté du refoulement des puissances agressives que l’enfant sent se développer en lui à l’occasion des crises de sa croissance (sevrage, complexe d’Œdipe)28.

4.3.3 Guérir de la faute et du sentiment de culpabilité

Ce sentiment d’être passible de beaucoup d’accusations et de condamnations est attribué au diable par la Bible. Le mot «satan», signifie «accusateur» et aussi «adversaire». Mais sa façon d’être adversaire commence par l’accusation. Le livre de l’Apocalypse en parle ainsi :

Ap 12 10Alors j’entendis dans le ciel une voix puissante, qui proclamait : «Voici maintenant le salut, la puissance et la royauté de notre Dieu, et le pouvoir de son Christ ! Car l’accusateur de nos frères a été rejeté, lui qui les accusait jour et nuit devant notre Dieu»

De tout ce qui a été constaté précédemment nous pressentons des pistes pour guérir de la faute et du sentiment de culpabilité, ou plutôt s’en laisser guérir par Dieu. C’est ici qu’intervient le salut proposé par Dieu, du moins dans sa composante personnelle.

Dieu nous veut libre de toute faute et de tout besoin de nous justifier. Le chemin de cette libération ne passe sûrement pas par la relativisation du péché, qui n’apporterait qu’un apaisement passager, sans guérison profonde de la capacité d’amour. La guérison de la conscience de culpabilité se réalise par le pardon demandé et reçu, tandis que le sentiment de culpabilité commencera à s’apaiser lorsque l’homme acceptera qui il est et de se découvrir aimé d’un amour inconditionnel. D’une part le Christ est mort pour les péchés, pour que nous ne soyons plus en dette ; ce qui se traduit par l’expression qui nous désigne comme des êtres «rachetés» : il n’y a plus rien à payer, le Christ a tout payé pour nous. Il nous reste à entrer dans ce qu’il a fait par une attitude de réparation de nos fautes. D’autre part le Christ veut nous guérir du refus d’être vulnérable et du refus de voir notre misère réelle29. Dans l’Évangile il dit : «venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous procurerai le repos ; [...] devenez mes disciples car je suis doux et humble de cœur» (Mt 11,28-29). Son chemin est un chemin de vulnérabilisation, mais c’est la véritable libération, le salut.

Demander pardon d’être vulnérable ou indigne, plutôt que de tel ou tel péché, est une méprise courante dans la relation à Dieu — comme à autrui d’ailleurs. Nous le remarquons souvent dans le sacrement de réconciliation : la peur de ma vulnérabilité, la peur de ne pas être en règle, la crainte de ne pas être assez pur sont mises en avant et masquent mon péché — et même elles sont mises en avant pour masquer plus ou moins inconsciemment mon péché et éviter de le reconnaître. La confession permet à Dieu de me délivrer de mon péché, dit avec le prêtre dans un aveu de culpabilité. Mais Dieu ne peut pas me délivrer de ce que je suis, de l’indignité que je me figure et que je voudrais confesser. En effet Dieu ne regrette pas ce que je suis, et encore moins de m’avoir créé.

Il s’agira de luter contre l’impression de ne plus pouvoir être aimé de Dieu. Cette impression se manifeste soit dans la croyance d’être digne du rejet par Dieu, soit par l’idée que l’amour de Dieu est un amour dû et une simple bienveillance générale ; on se dit alors que «Dieu ne va quand-même pas me regarder de travers puisqu’il m’a fait ainsi !» Cela fait de l’amour de Dieu un amour au rabais, un amour qui n’a plus grand-chose de relationnel. Dans les deux cas il y a une réelle méconnaissance de l’amour de Dieu et une incapacité à en vivre. La guérison du sentiment de culpabilité passe par la découverte de l’amour intense de Dieu pour chacun de ses enfants, et par l’acceptation de cet amour pour moi-même personnellement. C’est une expérience proprement spirituelle, qui concerne le lien qui unit chacun à Dieu. C’est une expérience à demander, et à renouveler. Certains courants du christianisme ont reçu le charisme d’aider à réaliser cette découverte et cet accueil, par une sorte d’«évangélisation des profondeurs»30.

Dans l’effort pour remédier au sentiment de culpabilité, chacun va rencontrer «l’angoisse d’être non-aimable»31. C’est une peur indéfinissable, sans objet précis. «Suivant la façon dont l’adulte traverse son angoisse, suivant le sens qu’il lui donne, son sentiment de culpabilité évoluera positivement ou négativement»32. Cela passe par le choix de s’ouvrir à la confiance en l’autre et à la confiance en Dieu, alors même que l’angoisse pousserait à se replier sur ce qui est sûr et vérifiable. C’est le combat de la foi : foi en Dieu, foi en l’autre, foi sans laquelle il n’y a pas d’amour possible.

À la traversée de l’angoisse de la honte se joint le renoncement au vœu de toute-puissance. Le chrétien peut découvrir que seul Dieu est le Tout-Puissant33, que l’homme n’a pas à se charger du mal et des imperfections de la vie. Nous sommes plutôt invités à l’acceptation joyeuse du manque et de la limite. Cela passera aussi par le renoncement à toutes les sortes de compensation qui alourdissent nos vies — notamment la boulimie, les compensations sexuelles ou l’attitude de victimisation.

4.4 Le pardon, source de vie

Quelle est la place du pardon dans le christianisme ? Immense, centrale, incontournable. Peut-être même pourrait-on dire que le christianisme est la religion du pardon. S’il en est ainsi, c’est à cause du Christ lui-même. Sa vie tourne autour du pardon. Et s’il y a un sujet sur lequel il a été combattu, jusqu’à en mourir, c’est bien celui du pardon.

Au début de son ministère, Jésus guérit un homme en lui donnant le pardon de Dieu, et à cause du scandale que cela produit il guérit aussi la paralysie physique de cet homme en guise de preuve de son pouvoir sur les cœurs (Mc 2). Plus tard il relèvera la «pécheresse» méprisée de tous (Lc 7,47), il fera du publicain Matthieu un disciple, il désarmera les pharisiens bien-pensants en démontrant devant la femme accusée le caractère général du péché (Jn 8), et il fera de Pierre, le renégat, celui qui veillera sur tous les disciples.

Jn 87Comme on persistait à l’interroger, Jésus se redressa et leur dit : «Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter la pierre.» 8Et il se baissa de nouveau pour tracer des traits sur le sol. 9Quant à eux, sur cette réponse, ils s’en allaient l’un après l’autre, en commençant par les plus âgés. Jésus resta seul avec la femme en face de lui. 10Il se redressa et lui demanda : «Femme, où sont-il donc ? Alors, personne ne t’a condamnée ?» 11Elle répondit : «Personne, Seigneur.» Et Jésus lui dit : «Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus.» 12De nouveau, Jésus parla aux Juifs […] 59Alors ils ramassèrent des pierres pour les lui jeter. Mais Jésus, en se cachant, sortit du Temple.

En constatant dans l’évangile la tension qui grandit au fur et à mesure des pardons donnés par le Christ, j’ai de plus en plus la conviction qu’il est mort pour le pardon, à cause des pardons qu’il avait donnés tout au long de sa mission, et qu’il est mort aussi pour que de tels pardons continuent de rejoindre les hommes et les femmes de tous les temps, donnant sa vie «en rançon pour la multitude» accusée, découragée ou horrifiée d’elle-même (Mc 10,45).

4.4.1 En chemin dans un monde blessé

Le pardon tient compte d’une réalité pénible de notre monde : nous vivons dans un monde blessé, où le mal est présent et nous atteint de l’extérieur, et nous-mêmes l’accueillons parfois volontairement dans nos cœurs en le prenant pour objet de nos actions. Dans un monde blessé où nous devenons immanquablement blessés et blessants, qu’allons-nous faire ? Ne nous reste-t-il qu’à jouer au pur, à nous enfoncer dans l’hypocrisie ? Une autre voie, la voie du pardon, nous a été ouverte par le Christ.

Le pardon est la démarche de ceux qui se reconnaissent pécheurs en chemin dans le monde avec leurs frères humains. Voici ce que disait de monseigneur Proaño — évêque équatorien engagé dans une âpre lutte aux côtés des pauvres de son diocèse — un de ses frères évêques : «il est le frère de tous, de ceux qui l’emprisonnèrent, de ceux qui l’insultèrent, de ceux qui le calomnièrent, de ceux qui lui compliquèrent la vie, de ceux qui s’opposaient à tout ce qu’il disait ou faisait, de ceux pour qui le simple fait de prononcer le nom de Proaño revenait à lancer une malédiction païenne sur le cœur d’un chrétien. Cet homme, que pensait-il de tous ceux-là ? Qu’ils étaient des frères, qu’ils étaient des voyageurs comme lui, et que sur le chemin, il faut marcher ensemble.»34 Pour que personne ne s’enlise dans l’isolement du juste donneur de leçons, la pensée chrétienne a appuyé la doctrine du péché originel, qui est un enseignement sur la solidarité de tous les hommes dans le mal, comme ils l’expérimentent aussi dans le bien. Sur les chemins du monde, personne ne peut se croire exempt du mal qu’il voit à l’œuvre chez l’autre. D’où cette invitation pressante de Jésus : «efforce-toi de te libérer envers ton adversaire tant que tu es en chemin avec lui...» (Lc 12,58). Il n’y a d’ailleurs pas d’autre alternative réaliste ; la suite de l’évangile avertit que la seule autre issue est une logique qui exige de payer : «autrement tu n’en sortiras pas avant d’avoir payé jusqu’au dernier centime.»

Nous voudrions souvent que les coupables paient pour leurs actes. Et le Christ vient plutôt en disant : il n’y a rien à payer, moi j’ai payé, je suis le «Rédempteur», celui qui rachète. S’il y a des représailles à exercer envers le coupable, cela ne peut être que dans un sens «médicinal» ou de réparation, jamais de vengeance — c’est bien ainsi que fonctionne d’ailleurs le régime des peines dans l’Église.


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4.4.2 Pardonner c’est créer

Il y a beaucoup de malentendus sur le pardon. Tâchons de les dissiper. Il ne s’agit pas d’essayer d’oublier — l’offense reçue peut être si grave qu’elle nous a marqué à vie —, ni de chercher à excuser — celui qui a péché contre nous peut être inexcusable. «Je te pardonne» ne signifie pas «je passe l’éponge», ni «je peux comprendre que tu aies mal agi».

Un autre malentendu réside dans l’impression qu’a la victime de n’exister que tant qu’elle vit dans une protestation continue. Or protester est un acte trop négatif que pour qu’il en sorte à long terme une reconstruction de soi. Beaucoup de gens cherchent dans le refus du pardon ce que seul le pardon peut donner sans pour autant accepter le mal : la guérison et la paix.

Dire «je te pardonne», c’est plutôt affirmer quelque chose comme : «je veux t’aimer quand-même, malgré ce que tu m’as fait. Tu m’as fait du mal mais je ne veux pas t’en vouloir sans fin ; je veux qu’une nouvelle relation s’installe entre nous, basée sur le respect et sur la reconnaissance d’une valeur plus profonde que ta qualité d’agresseur : tu es enfant de Dieu comme moi, appelé comme moi à la vie éternelle. Et même : lorsqu’enfin tu auras reconnu ta faute et fait un pas vers moi l’amour pourrait revivre entre nous et s’épanouir.»

Chez celui qui pardonne, le pardon substitue la joie intérieure à la révolte. Chez celui qui est pardonné, dans la mesure où son âme est droite, le pardon pousse à un changement réel, comme une réponse à cet appel de Jésus : «va et désormais ne pèche plus !» (Jn 8,11) Mais l’évangile n’est pas irénique ; il montre un pardon qui n’exige pas que l’avenir soit idyllique :

Lc 17 3«Si ton frère a commis une faute contre toi, fais-lui de vifs reproches, et, s’il se repent, pardonne-lui. 4Même si sept fois par jour il commet une faute contre toi, et que sept fois de suite il revienne à toi en disant : “Je me repens”, tu lui pardonneras.»

Parfois il faut fuir celui qui nous persécute, fût-il un conjoint, souvent il faut dénoncer celui qui nous piétine, et Jésus montre par son comportement qu’il ne s’est jamais jeté dans la gueule du loup. Mais Dieu attend de nous que nous ne fermions jamais le chemin du pardon.

Le pardon ouvre un avenir là où le mal crée des impasses ; il libère d’une dette là où on n’aurait jamais fini de faire payer. Le pardon nous rend re-créateur de l’autre, et de nous-mêmes. Re-créateur avec Dieu, participant à son œuvre de salut. C’est à cela que nous nous disposons lorsque nous disons «pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés». Le pardon que nous offrons ne cache pas la faute, il ne donne pas raison au coupable, mais il restaure et rend juste, il «justifie» celui qui ne l’est pas, celui qui a reconnu qu’il n’est pas irréprochable. «Le pardon n’est pas la négation du tort, mais la participation à l’amour guérissant et transformant de Dieu qui réconcilie et guérit»35. La justification que déclarent les hommes n’est qu’une compilation de justifications qui résonnent toujours comme des accusations retournées. Tandis que la justification que Dieu réalise, et à laquelle nous participons par le pardon, est une opération qui transforme réellement le cœur qui reconnaît sa faute. Cela en vue d’un nouvel avenir, en vue d’une victoire contre le mal qui nous atteint tous.

4.4.3 À cause de la vie éternelle

Ce nouvel avenir est un avenir commun : le pardon a en vue la vie éternelle. Je suis appelé à partager un jour la vie éternelle avec celui que mon cœur condamne maintenant. Ici surgit encore une objection : comment puis-je savoir que je serai capable de partager la vie avec celui qui m’a offensé si mon cœur s’emballe encore quand je repense à ce que j’ai subi ? Avoir pardonné ne signifie pas que l’on n’éprouvera plus d’effroi au souvenir du mal reçu. Certains se demandent s’ils ont pardonné, puisque le tréfonds de leur être est encore troublé. Il faut répondre «oui». Au-delà du ressenti négatif, un vrai pardon peut déjà être donné : le cœur a choisi d’aimer, pour ce qui est en son pouvoir, et donc il a pardonné. Le Seigneur fera le reste, et nous pouvons lui demander de venir pardonner en nous. Un peu comme Jésus qui sur la croix ne dit pas «je leur pardonne» mais «Père, pardonne-leur !» Par le pardon nous remettons à Dieu tout ce qui nous dépasse et nous menace.

4.5 Appendice : l’excommunication

Le fait qu’il existe dans l’Église une procédure qui s’appelle «excommunication» fascine ou irrite nombre de chrétiens. Qu’est-ce au juste que l’excommunication ? Où trouve-t-on son origine ? Quel sens a-t-elle aujourd’hui ? Qui peut en être frappé ? Quelles sont les autres peines ? Voilà ce que nous aborderons brièvement, avec quelques cas célèbres.

4.5.1 Peines médicinales et expiatoires

L’excommunication fait partie des peines que celui qui jouit de l’autorité adéquate dans l’Église peut infliger à un chrétien. Par exemple le pape ou un concile peut excommunier n’importe quel chrétien, y compris un évêque, un évêque peut excommunier un de ses diocésains, même un de ses prêtres, etc. À côté de l’excommunication il y a aussi l’interdit et la suspense. Ces trois peines font partie des «peines médicinales» : elles sont infligées pour que le coupable change d’attitude, se repente, se convertisse. Elles cessent par ce repentir et par une réelle réparation du dommage ou du scandale. L’évêque du lieu est garant de cette cessation.

À côté des peines médicinales, on trouve les peines expiatoires : il s’agit de faire réparer le dommage causé à la communauté chrétienne. Il peut s’agir d’interdiction de résider ici ou là, d’exercer tel ou tel ministère, ou tout ministère, ou même d’être renvoyé de l’état clérical.

Ces peines ne se substituent pas à celles de la justice civile, mais s’y ajoutent. Par exemple, celles que prévoit le droit envers les prêtres pédophiles ne sont pas une façon de soustraire ces prêtres à la justice mais bien d’ajouter une peine correspondante à leur situation dans l’Église ou de remédier à un manque d’action de la part de l’autorité civile36. Par ailleurs, il va sans dire que si l’Église dispose de tribunaux, elle ne dispose pas de prisons ou de choses du genre...

4.5.2 Aux sources de l’excommunication

L’idée de l’excommunication se trouve déjà dans les conseils donnés par Jésus à ses disciples :

Mt 1815Si ton frère a commis un péché, va lui parler seul à seul et montre-lui sa faute. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. 16S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes afin que toute l’affaire soit réglée sur la parole de deux ou trois témoins. 17S’il refuse de les écouter, dis-le à la communauté de l’Église ; s’il refuse encore d’écouter l’Église, considère-le comme un païen et un publicain.

Nous sommes dans le cas d’un pécheur entêté, qui refuse de reconnaître sa faute même devant la «communauté de l’Église». Bien que la visée salutaire de l’exclusion ne soit pas explicitement affirmée, on peut la deviner par l’attitude de Jésus, qui est «venu appeler non pas les justes mais les pécheurs» (Mt 9,13). C’est pourquoi on continuera à parler de peines «médicinales».

4.5.3 En quoi consiste l’excommunication ?

L’excommunication est la peine la plus grave. Elle comprend l’interdiction de célébrer et recevoir les sacrements ou les sacramentaux et, pour les ministres du culte, de participer en tant que tel à toute cérémonie du culte. Elle interdit aussi toute fonction dans l’Église.

L’excommunication sépare l’excommunié de l’Église, elle le prive de la communion avec les croyants et de la communion aux biens spirituels qui sont dans l’Église. Cela ne s’applique plus en danger de mort.

Pour les clercs, il y a en outre la suspense. Le suspendu ne peut plus accomplir aucun ou seulement certains actes liés à son pouvoir (cela peut être la célébration de tel sacrement ou de tous, ou seulement l’excercice de la prédication, ou de la fonction de curé, ou autre chose).

Il s’y ajoute les peines expiatoires, qui ne cessent que lorsque peine est accomplie. Il y a même des peines expiatoires perpétuelles, comme le renvoi de l’état clérical.

4.5.4 Cas où l’excommunication ne s’applique pas

Le code de droit canonique énumère toute une liste de personnes qui ne sont punissables d’aucune peine :
– la personne de moins de 16 ans ;
– celle qui ignorait qu’elle violait une loi ;
– celle qui a été contrainte d’agir, par autrui ou une circonstance imprévisible ;
– celle qui a été contrainte d’agir par une crainte grave, s’il ne s’agit pas d’un acte intrinsèquement mauvais ;
– celle qui a agi en légitime défense ;
– celle qui n’a pas l’usage de la raison.

L’excommunication ne peut être infligée que lorsque le coupable a déjà été exhorté de revenir à de meilleures dispositions. Il faut s’être assuré que la correction fraternelle, la réprimande ou les autres moyens de sollicitude de l’évêque ne peuvent suffisamment réparer le scandale, rétablir la justice, amender le coupable (canon 1341).

1.Opheilema, en Mt 6,12. En Lc 11,4 on trouve hamartia, qui a le sens de «offense faite à quelqu’un».

2.Voir notamment Jg 2,11 ; 1S 15,19 ; 2S 12,9 ; 1R 11,6 ; 1R 21,20 ; 1R 21,25 ; 2R 17,17 ; 2R 24,9 ; Ps 51,6.

3.Cf Newman, Sermons universitaires, 8e conférence, p. 355.

4.Pascal Ide, Les 7 péchés capitaux, ou ce mal qui nous tient tête, Mame-Edifa, 2002, p. 14.

5.Voir p.23 pour ce terme.

6.Le débat du monogénisme — la possible origine de l’humanité à partir d’un seul couple humain — a occupé les rapport entre l’Église et les scientifiques une bonne partie du XXe siècle. Les découvertes paléontologiques d’avant la seconde guerre mondiale laissaient entendre qu’il était très difficile d’imaginer que l’humanité serait issue d’un seul couple humain. Il était plus facile d’envisager un polygénisme (évolution progressive au sein de groupes importants d’individus en voie d’hominisation) que le monogénisme (qui sous-entend une évolution par bond). La foi chrétienne ne donne pas d’indications concrètes sur la façon dont Dieu a procédé pour faire exister l’homme, mais puisque la vérité est une on ne doit pas trouver de contradiction flagrante entre ce que la science affirme comme scientifiquement certain et un point central de la foi. S’il y a contradiction apparente, il faut chercher comment résoudre la difficulté. Or ilsemble qu’il y ait une contradiction entre l’hypothèse du polygénisme et la doctrine du péché originel. En 1950 le pape Pie XII, très intéressé par l’évolution des sciences, prendra position dans l’encyclique Humani generis : «le magistère de l’Église n’interdit pas que la doctrine de l’“évolution” (...) soit l’objet, dans l’état actuel des sciences et de la théologie, d’enquêtes et de débats entre les savants de l’un et de l’autre partis (...) Mais quand il s’agit d’une autre vue conjecturale qu’on appelle le polygénisme, les fils de l’Église ne jouissent plus du tout de la même liberté. Les fidèles en effet ne peuvent pas adopter une théorie dont les tenants affirment ou bien qu’après Adam il y a eu sur la terre de véritables hommes qui ne descendaient pas de lui comme du premier père commun par génération naturelle, ou bien qu’Adam désigne tout l’ensemble des innombrables premiers pères. En effet on ne voit absolument pas comment pareille affirmation peut s’accorder avec ce que les sources de la vérité révélée et les Actes du magistère de l’Église enseignent sur le péché originel, lequel procède d’un péché réellement commis par une seule personne Adam et, transmis à tous par génération, se trouve en chacun comme sien.» Pie XII se trouve notamment confronté aux données du Concile de Trente, qui avait dans sa cinquième session en 1546 évoqué «le péché d’Adam, estant transmis à tous par la génération, et non par imitation». Il faut apprécier la prudence du texte du pape, le «on ne voit absolument pas comment», qui laisse une ouverture pour le jour où on «verra comment». Au lendemain de la parution de l’encyclique, le père A. Béa écrivait : «La question de savoir s’il pourrait y avoir des formes de polygénisme compatibles avec la doctrine certaine de l’Église reste ouverte» (Scholastik 26, (1951), p. 54). D’où vient cette idée du péché transmis par génération ? Pour éviter que l’on puisse imaginer trouver des êtres humains qui vivraient dans l’état de justice originelle, qui n’auraient pas besoin du salut accompli par le Christ, le concile de Trente avait rappelé que le péché se transmet par génération plutôt que par imitation. Il se faisait ainsi l’héritier de saint Augustin et de son combat acharné contre le moine Pélage qui avait affirmé que l’homme pouvait prétendre se rendre digne de Dieu par lui-même. Augustin, qui connaissait bien la faiblesse humaine, pourfendra avec vigueur les théories de Pélage, en soulignant que personne ne peut prétendre échapper au péché originel qui rend indigne de Dieu. Il exhibera la pratique du baptême des petits enfants comme preuve de cette nécessité du salut par le Christ pour tous, y compris ceux qui n’ont pas encore pu pécher par eux-mêmes. Affirmer que le péché originel se transmet par génération exclut toute possibilité d’être digne de Dieu par soi-même, puisque personne n’existe par un autre moyen que la génération. Mais évoquer la génération comme mode de transmission du péché originel a conduit à une énorme méprise : celle de considérer que le péché se transmet par l’acte sexuel, et que finalement la sexualité est intrinsèquement liée au péché. Le pape Paul VI, dans sa profession de foi, fera évoluer le terme de génération, parlant de «propagation», et évitant ainsi la méprise au sujet de la génération sexuée. Une solution à l’opposition apparente entre polygénisme et foi chrétienne se trouve peut-être dans le mode de transmission du péché originel. Cet état de méfiance originelle envers Dieu ne peut-il pas se transmettre par imitation ? Trente l’avait exclu, mais la psychologie moderne a démontré comment génération et imitation sont intimement associés : on devient homme non pas seulement par transmission de matériel génétique mais aussi par toutes les interactions avec nos semblables dès le sein maternel. Déjà le nourrisson ne peut survivre sans contact proprement humain. Le petit homme ne peut exister que dans l’interaction et donc l’imitation de ses proches. Il y a fort à parier que cela remonte avant la naissance, que l’embryon humain ne pourrait se développer sans communiquer, même inconsciemment, avec d’autres hommes. De la même façon que personne ne peut échapper à la génération par procréation, personne ne peut échapper non plus à l’imitation. Par ailleurs, il est amusant de constater que de nos jours on revient à l’hypothèse monogénique aussi du côté de la science paléontologique, notamment avec le concept de l’«Ève mitochondriale». Après que des scientifiques aient fait du monogénisme une preuve de l’obscurantisme de l’Église, voilà que cette théorie revient par la grande porte au milieu des hypothèses scientifiquement intéressantes. Cet épisode est très instructif sur les rapports tendus — mais qui pourraient être bien plus constructifs — entre science et Église.

7.Ne pas confondre l’Immaculée Conception, à l’origine de l’existence de Marie, avec la conception virginale de Jésus, qui rend compte de son origine divine, «Fils du Très-haut» (Lc 1). Dans une conception encore fort trouble du péché et de la sexualité, beaucoup transforment l’idée de «Marie conçue sans péché» en «Marie a conçu sans pécher».

8.Pour l’interprétation je m’inspire largement de l’article «péché» du Vocabulaire de théologie biblique

9.cf. Paul Beauchamp, Études sur la Genèse, citées dans Chapelle, Hennaux et Borgonovo, La vie dans l’Esprit, p. 53.

10.Ibid.

11.«Gilgamesh, où donc cours-tu ? La vie que tu poursuis, tu ne la trouveras pas. Quand les dieux ont créé l’humanité, c’est la mort qu’ils ont réservée aux hommes. La vie ils l’ont retenue pour eux entre leurs mains. Toi Gilgamesh, que ton ventre soit repu, jour et nuit réjouis-toi, chaque jour fais la fête, jour et nuit danse et joue de la musique ; que tes vêtements soient immaculés ; la tête bien lavée, baigne-toi à grande eau ; contemple le petit qui te tient par la main, que la bien-aimée se réjouisse en ton sein ! Cela, c’est l’occupation des hommes.»

12.cf. Chapelle, Hennaux et Borgonovo, La vie dans l’Esprit, p. 54-55.

13.De nos jours certains théologiens-sociologues recherchent les descendants des pharisiens et des chefs des prêtres sur une base politique, avec comme critère les rapports de pouvoir et de notoriété. Ils peuvent ainsi désigner la hiérarchie de l’Église. Mais les descendants des pharisiens se découvrent de façon plus juste chez ceux qui n’estiment pas avoir besoin d’un salut ou qui cherchent ce salut dans des moyens humains — comme tendait à le faire jadis la Loi de la Première alliance selon ce que dénonçait saint Paul — voir notamment l’épître aux Galates. Bien sûr, on peut aussi trouver des représentants de la hiérarchie et de prétendus «bons chrétiens» chez ces nouveaux pharisiens !

14.On distinguera la responsabilité civile, liée à une faute d’un individu ayant entraîné un dommage à réparer, de la responsabilité pénale, liée à une infraction commise par un individu et pouvant conduire à une peine.

15.CEC, p. 1735.

16.André Léonard, Le fondement de la morale, Essai d’éthique philosophique générale, Cerf, 2006, p. 97.

17.CEC, p. 1860.

18.On peut noter Évagre le Pontigue (399), Jean Cassien au Ve siècle, Grégoire le Grand au VIe, et plus tard Thomas d’Aquin au XIIIe.

19.CEC, p. 1868.

20.Sur le péché social on pourra lire par exemple M. Sievernich, «Le péché social et sa confession», dans : Concilium, 210 (1987), p. 69–81.

21.Guillermo Laurin, Samayta Kamarik, el que ofrenda el Espiritu, Instituto de Estudios Avanzados (IDEA) — Fondo documental diocesano «Agustin Bravo Muñoz» — Sol Latino, Italia, Documentaire vidéo sur la vie de Monseñor Leonidas Proaño, Quito, Ecuador, 2009.

22.Jean-Paul II, Reconciliatio et pænitentia, Exhortation apostolique, 2 décembre 1984, № 16.

23.Fernand Sanchez et Bernard Dubois, «Le sentiment de culpabilité», Séminaires Saint-Luc, p. 6.

24.Ibid., p. 12.

25.«L’homme est créé à l’image de Dieu, de Dieu qui est amour. C’est pourquoi il est un être d’amour. Son fondement demeure l’amour, et non l’inconscient, la sexualité, l’instinct ou les pulsions» (ibid., p. 18).

26.«On appelle cette période de la vie, la phase de dépendance symbiotique, au cours de laquelle l’enfant ne fait pas encore de différence entre sa mère et lui» (ibid., p. 22).

27.Lytta Basset, Culpabilité, paralysie du cœur, Labor et Fides, 2003, p. 28.

28.Pour une synthèse de ces vues, voir frère Emmanuel de Taizé, Un amour méconnu, Au-delà des représentations spontanées de Dieu, Bayard, 2008, p. 57-61.

29.Cf. Sanchez et Dubois, «Le sentiment de culpabilité», p. 12.

30.Je pense notamment aux sessions «Agapè» dans le diocèse du Puy-en-Velay, au travail qui se réalise dans la communauté des Béatitudes, notamment à Château Saint-Luc, à tout ce qui tourne autour des travaux de Simone Pacot sur l’«évangélisation des profondeurs» (sessions Bethasda), au cycle Siloé à la communauté du Chemin Neuf, ou à la retraite Raphaël de la communauté du Verbe de vie.

31.Sanchez et Dubois, «Le sentiment de culpabilité», p. 23.

32.Ibid., p. 24.

33.S’il y a bien une utilité à ces formules liturgiques que nous voudrions souvent transformer, où on invoque le Père par les mots «Dieu tout-puissant», c’est bien de nous rappeler que lui seul, le Seigneur, porte le monde et les hommes. Devant le Dieu tout-puissant je peux enfin renoncer à cette exigence imaginaire d’être moi-même tout-puissant.

34.Laurin, Samayta Kamarik, el que ofrenda el Espiritu.

35.Benoît XVI, Message à l’occasion de la XVIIIe assemblée plénière de l’Académie pontificale des sciences sociales, 27 avril 2012

36.Ainsi le délai de prescription a été étendu dans l’Église à 20 ans après la majorité pour les abus sexuels sur mineurs en 2010, contrairement aux 10 ans de la justice civile. En novembre 2011 la justice belge est passée à 15 ans.